Vie de Franklin, écrite par lui-même - Tome I
pourroit toucher : mais je n'ai plus entendu parler de lui.
La violation du dépôt, que m'avoit confié Vernon, fut une des premières grandes erreurs de ma vie.
Elle prouve que mon père ne s'étoit point trompé, quand il m'avoit cru trop jeune pour être chargé de conduire des affaires importantes. Cependant sir William, en lisant sa lettre, jugea qu'il étoit trop prudent. Il dit qu'il y avoit de la différence entre les individus ; que la maturité de l'âge n'étoit pas toujours accompagnée de prudence ; et que la jeunesse n'en restoit pas non plus toujours dépourvue.—«Puisque votre père, ajouta-t-il, refuse de vous établir, je veux le faire moi-même. Faites la liste des articles qu'il faut tirer d'Angleterre, et je les ferai venir. Vous me les paierez quand vous pourrez. J'ai résolu d'avoir ici un bon imprimeur, et je suis sûr que vous le serez.»
Le gouverneur me dit cela avec un si grand air de cordialité, que je ne doutai pas un instant de la sincérité de son offre. J'avois jusque-là gardé le secret, à Philadelphie, sur l'établissement dont sir William m'avoit inspiré le projet ; et je continuai à n'en rien dire. Si l'on eût su que je comptois sur le gouverneur, peut-être quelqu'ami, connoissant mieux que moi son caractère, m'auroit averti de ne pas m'y fier ; car j'appris depuis qu'il passoit généralement pour un homme libéral en promesses, qu'il n'avoit point intention de tenir. Mais, ne lui ayant jamais rien demandé, pouvois-je soupçonner que ses offres étoient trompeuses ? Je le croyois, au contraire, le plus franc, le meilleur de tous les hommes.
Je lui remis l'état de ce qu'il falloit pour une petite imprimerie, dont le prix se montoit, suivant mon calcul, à environ cent livres sterlings. Il l'approuva : mais il me demanda s'il ne seroit pas avantageux que j'allasse en Angleterre, pour choisir moi-même les caractères, et m'assurer que tous les articles fussent de la meilleure espèce.
—«Vous pourriez aussi, me dit-il, y faire quelques connoissances, et vous procurer des correspondans parmi les libraires et les marchands de papier.»
J'avouai que cela étoit à désirer.—«Eh bien, reprit-il, tenez-vous prêt à partir dans l'Annis».—C'étoit le seul navire, qui fît alors annuellement le voyage de Londres à Philadelphie, et de Philadelphie à Londres : mais il ne devoit mettre à la voile qu'au bout de quelques mois. Je continuai donc à travailler chez Keimer, où j'étois dévoré d'inquiétude à cause des sommes que Collins avoit tirées de moi, et frémissois à la seule idée de Vernon, qui, heureusement, ne me redemanda son argent que quelques années après.
Dans le récit de mon premier voyage de Boston à Philadelphie, j'ai omis, je crois, une petite circonstance, qui, peut-être, ne sera point déplacée ici. Pendant un calme, qui nous arrêta au-delà de Block-Island, l'équipage de notre corvette, se mit à pêcher de la morue, et en prit une assez grande quantité. J'avois été jusqu'alors constant dans ma résolution de ne manger rien de ce qui avoit eu vie ; et conformément aux maximes de mon maître Tryon, je regardai, dans cette occasion, la capture de chaque poisson, comme un meurtre injustement commis, puisqu'aucun d'eux n'avoit pu faire le moindre mal, qui méritât qu'on leur donnât la mort. Cette manière de raisonner étoit, selon moi, sans réplique.
Cependant j'avois autrefois beaucoup aimé le poisson ; et quand je vis une morue frite, sortir de la poële, l'odeur m'en parut délicieuse. J'hésitai quelque temps entre mes principes et mon inclination. Mais me rappelant, enfin, que quand on avoit ouvert la morue, on avoit tiré de son estomac plusieurs petits poissons, je dis aussitôt en moi-même :—Si vous vous mangez les uns les autres, je ne vois pas pourquoi nous ne vous mangerions point.
En conséquence, je dînai de morue avec grand plaisir, et je continuai depuis, à manger comme les autres, retournant seulement par occasion au régime végétal. Ô qu'il est commode d'être un animal raisonnable, qui connoît ou invente un prétexte plausible pour tout ce qu'il a envie de faire !
Je continuai à bien vivre avec Keimer, qui ne se doutoit pas de mon projet d'établissement. Il conservoit en partie son premier enthousiasme. Il aimoit à argumenter, et nous disputions fréquemment ensemble. J'étois si accoutumé à me servir, avec lui, de ma méthode socratique, et je l'embarrassois si souvent par mes
Weitere Kostenlose Bücher