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VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

Titel: VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anonyme
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maltraité que j’étais et larmoyant, il me semblait que je lui faisais tort en ne riant pas comme les autres.
    À ce moment il me souvint d’une couardise ou faiblesse que je me maudissais d’avoir commise et qui fut de ne lui avoir pas coupé le nez, puisque j’avais eu si bonne occasion pour cela, et que la moitié du chemin était faite. Rien qu’en serrant les dents, ce nez serait resté chez moi, et, considéré qu’il appartenait à ce méchant, peut-être mon estomac l’eût-il mieux retenu que la saucisse, et, ne le laissant pas paraître, j’en aurais pu nier la demande. Plût à Dieu que je l’eusse fait, car il n’en serait résulté ni plus ni moins.
    L’hôtesse et ceux qui étaient là nous réconcilièrent, et avec le vin qu’ils avaient apporté pour boire, me lavèrent la figure et la gorge. Sur quoi le méchant aveugle brocardait : « En vérité, ce garçon me coûte au bout de l’an plus de vin en lavages que je n’en bois en deux. Certes, Lazare, tu es plus tenu envers le vin qu’envers ton père ; car celui-ci t’a engendré une fois, mais le vin mille fois t’a donné la vie. » Et il contait combien de fois il m’avait rompu et égratigné le visage, puis guéri avec du vin. « Je te promets, disait-il, que si jamais homme doit être heureux par le vin, ce sera toi. » Et ceux qui me lavaient riaient beaucoup, tandis que je sacrais.
    Mais le pronostic de l’aveugle ne fut point une menterie, et depuis j’ai souvent pensé à cet homme, qui, sans aucun doute, devait avoir esprit de prophétie, et je me repens des méchancetés que je lui ai faites (quoique je les payai cher), quand je considère que ce qu’il me dit ce jour se vérifia à la lettre, comme vous l’apprendrez, Monsieur.
    Cela et les méchantes moqueries que l’aveugle faisait de moi, me déterminèrent de tout point à le quitter. J’y avais déjà songé et en avais l’intention, mais ce dernier tour me décida, et je le fis, comme vous allez voir.
    Nous sortîmes le lendemain par la ville pour demander l’aumône, et comme il avait plu la nuit d’avant et qu’il pleuvait encore, mon maître allait récitant ses oraisons sous certains auvents qui sont en ce village, où nous étions à l’abri. Lorsque la nuit vint, la pluie tombant toujours, l’aveugle me dit : « Lazare, cette eau est fort persistante, et tant plus la nuit tombe, tant plus il pleut. Rentrons au logis de bonne heure. » Pour nous y rendre, il fallait traverser un ruisseau, que la pluie avait beaucoup enflé. Je lui dis : « Oncle, le ruisseau est très gros, mais, si vous voulez, je vous mènerai en un lieu où il se resserre et où nous pourrons le passer plus facilement sans nous mouiller, et en sautant nous le franchirons à pied sec. » Ce conseil lui parut bon, et il me répondit : « Tu es intelligent et c’est pourquoi je t’aime bien. Conduis-moi à cet endroit où le ruisseau s’étrécit, car nous sommes en hiver, et, en ce temps, il est déplaisant d’être mouillé, surtout aux pieds. »
    Aussitôt que je vis qu’il se prêtait à mon dessein, je le menai sous les auvents et le conduisis droit à un pilier ou poteau de pierre élevé en la place, qui soutenait avec d’autres piliers les saillies des maisons, et lui dis : « Oncle, voici le passage le plus étroit du ruisseau. » Comme il pleuvait fort, que le pauvre se mouillait et que nous avions hâte d’échapper à l’eau qui nous tombait sur le dos, et par-dessus tout parce que Dieu, en ce moment, obscurcit son entendement, je réussis à tenir ma vengeance. Il me crut et me dit : « Place-moi au bon endroit, et saute le ruisseau. » Je le plaçai bien en face du pilier, sautai et me mis derrière le pilier, comme qui eût attendu rencontre de taureau, puis lui dis : « Allons, sautez tant que vous pourrez pour atteindre ce côté-ci de l’eau. » À peine avais-je dit cela, que le pauvre aveugle se balance comme un bouc, et de toute sa force saute, après avoir reculé d’un pas pour mieux prendre son élan, et va donner de la tête contre le pilier, qui résonna aussi fort que si on y eût brisé une grosse calebasse. Il tomba à la renverse, demi mort et la tête fendue.
    « Comment ? Vous avez flairé la saucisse et vous n’avez pas flairé le pilier ? Flairez-le. » Je le laissai entre les mains de beaucoup de gens qui avaient accouru pour l’assister, gagnai d’un trot la porte de la ville, et avant la tombée de la

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