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VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

Titel: VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anonyme
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goulus parmi ceux de mon âge, et jusqu’à ce jour j’ai été tenu pour tel par les maîtres que j’ai servis. » – « C’est une vertu, cela, et je t’en aimerai mieux, car c’est affaire aux pourceaux de se gorger et aux hommes de bien de manger modérément. » – « Je t’ai bien compris, dis-je entre mes dents : maudites soient telles médecine et vertu que ces maîtres que je rencontre découvrent dans la faim ! »
    Alors je m’assis dans un coin près de la porte, et tirai de mon sein quelques morceaux de pain qui m’étaient restés de l’aumône. Voyant cela, il me dit : « Viens ici garçon, que manges-tu ? » Je m’approchai et lui montrai le pain. Des trois morceaux que je tenais, il en prit un, le plus gros et le meilleur, et me dit : « Par ma vie, ce pain semble bon. » – « Comment, répondis-je, vous le trouvez bon, maintenant ? » – « Oui, ma foi. D’où l’as-tu ? Penses-tu qu’il ait été pétri par des mains nettes ? » – « Cela, je ne saurais le dire, mais, pour moi, je n’en suis pas dégoûté. » – « Allons, plaise à Dieu qu’il en soit ainsi, » dit mon pauvre maître. Et le portant à sa bouche, il commença à lui donner d’aussi féroces coups de dents que moi aux autres morceaux. « Par Dieu, ce pain est le plus savoureux du monde », dit-il.
    Voyant de quel pied il clochait, je me hâtai, car je le vis en disposition, s’il terminait avant moi, de m’offrir ses services pour m’aider à manger le reste. Aussi achevâmes-nous quasi en même temps. Alors il se mit à secouer avec ses doigts quelques rares miettes et bien menues qui lui étaient demeurées sur la poitrine ; puis il entra dans une petite chambre qui était auprès et en rapporta une cruche ébréchée et pas trop neuve, qu’il me tendit, après en avoir bu. Moi, pour faire le tempérant, je lui dis : « Monsieur, je ne bois pas de vin. » – « C’est de l’eau, me répondit-il, tu peux bien en boire. » Je pris donc la cruche et bus, mais pas beaucoup, car mon angoisse n’était pas de soif. Nous demeurâmes ainsi jusqu’à la nuit à deviser de choses dont il désirait s’enquérir, moi lui répondant du mieux que je savais.
    Sur ces entrefaites, il me mena dans la chambre où était la cruche dont nous avions bu et me dit : « Garçon, mets-toi là, et regarde comment nous ferons ce lit, afin que dorénavant tu saches le faire. » Je me plaçai d’un côté et lui de l’autre, et nous fîmes le pauvre lit, où il n’y avait guère à faire, car il n’était formé que d’une claie de cannes, portée par des tréteaux, sur laquelle était posée la chose, qui, sans en avoir l’air, à cause qu’elle était peu accoutumée d’être lavée et contenait beaucoup moins de laine qu’il n’eût été besoin, servait de matelas. Nous l’étendîmes, faisant notre possible pour l’amollir, mais inutilement, car il est malaisé de rendre le dur tendre. Et ce diable de bât était si complètement vide, que, mis sur la claie de cannes, toutes les cannes s’y dessinaient au point, qu’à le voir, on eût dit l’échine d’un fort maigre pourceau. Sur cet affamé matelas, nous mîmes une couverture de même qualité et dont je ne pus distinguer la couleur.
    Le lit fait et la nuit venue, mon maître me dit : « Lazare, il est tard déjà, et d’ici à la place il y a loin, sans compter qu’en cette cité rôdent beaucoup de larrons qui volent les manteaux. Passons cette nuit comme nous pourrons, et demain, au matin, Dieu nous fera miséricorde. Comme je vis seul ici, je ne suis nullement pourvu, d’autant que ces jours derniers j’ai mangé dehors ; mais maintenant nous nous y prendrons autrement. » – « Monsieur, répondis-je, ne vous mettez pas en peine de moi, je sais bien passer une nuit et même plus sans manger. » – « Tu t’en porteras mieux, » dit-il, « car, comme nous le disions aujourd’hui, rien en ce monde ne fait vivre si longtemps que de peu manger. » – « Si cette voie est la bonne, dis-je à part moi, je ne mourrai jamais, car j’ai toujours gardé cette règle par force et compte même, telle est ma malechance, l’observer toute ma vie. »
    Mon maître alors se mit dans le lit, et de ses chausses et pourpoint se composa un chevet, puis me commanda de me coucher à ses pieds, ce que je fis ; mais du diable si je pus dormir un seul somme, car les cannes et mes os ressortis ne firent toute la

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