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VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS

Titel: VIE DE LAZARILLE DE TORMÈS Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Anonyme
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nuit que s’entre-heurter et se quereller. Aussi bien n’y avait-il plus dans mon corps, à cause de la faim, des fatigues et misères que j’avais endurées, une livre de chair, joint que n’ayant ce jour-là presque rien mangé, j’étais exaspéré par la faim, qui avec le sommeil ne faisait pas bon ménage. Mille fois, Dieu me le pardonne, je me maudis, moi et ma méchante fortune, pendant la plus grande partie de la nuit, et, qui pis est, n’osant pas remuer de peur d’éveiller mon maître, je requis plusieurs fois la mort à Dieu.
    Le matin venu, nous nous levâmes. Mon maître commença à nettoyer et à secouer ses chausses, son pourpoint, son saye, son manteau, et moi-même, qui lui servait de portemanteau, puis s’habilla à sa convenance et tout à loisir. Je lui versai de l’eau sur les mains, et ensuite il se peigna, mit son épée à sa ceinture, et, au moment de l’y passer, me dit : « Oh ! si tu savais, garçon, quelle pièce c’est ! Certes, il n’y a pas au monde de marc d’or contre lequel je la voulusse changer, et à aucune de celles qu’il a faites, Antonio n’a réussi à donner une trempe aussi fine qu’est celle-ci. » Et, la tirant du fourreau, la tâta avec les doigts, en disant : « Avec elle, vois-tu, je m’offre à trancher un flocon de laine. » – « Et moi, dis-je bas, avec mes dents quoiqu’elles ne soient pas d’acier), un pain de quatre livres. » Il rengaina son épée et ceignit sa ceinture, où il pendit un chapelet de grosses patenôtres. Puis, s’avançant d’un pas compassé, le corps droit, en en faisant ainsi que de la tête de forts gracieux balancements, le bout de la cape ramené tantôt sur l’épaule, tantôt sur le bras, la main droite au côté, sortit par la porte, en disant : « Lazare, veille sur la maison, pendant que je vais ouïr la messe, fais le lit et va remplir la cruche à la rivière qui passe ici en bas, mais ferme la porte à clef, de peur qu’on ne nous vole quelque chose, et mets la clef au gond pour que, si je viens en ton absence, je puisse rentrer. » Puis il monta la rue d’un si bel air et si gentil maintien, que qui ne l’eût pas connu, l’aurait pris pour un très proche parent du comte Alarcos, ou tout au moins pour le valet de chambre qui lui donnait ses vêtements.
    « Béni soyez-vous, oh mon Dieu ! dis-je lorsqu’il fut sorti, qui donnez la maladie et envoyez le remède ! Qui donc, rencontrant ce mien maître, ne jugerait pas, au contentement qu’il montre de soi, qu’il a hier soir bien dîné, bien dormi dans un bon lit, et, quoiqu’il soit encore de bonne heure, bien déjeuné ce matin ? Grands sont les mystères que vous opérez, Seigneur, et que le monde ignore. Qui ne serait trompé par ce beau port, ce manteau et ce saye en bon état, et qui voudrait croire que ce gentilhomme s’est toute la journée d’hier sustenté de cette bribe de pain, que Lazare son serviteur avait gardée un jour et une nuit dans l’arche de son sein, où ne s’y pouvait pas attacher beaucoup de propreté ? Et qu’aujourd’hui, après s’être lavé les mains et le visage, il se soit, à défaut d’essuie-main, servi du pan de son saye, personne assurément ne le soupçonnerait. Oh ! Seigneur, et combien en devez-vous avoir d’épars par le monde, qui, pour cette malédiction qu’ils nomment honneur, souffrent ce qu’ils ne souffriraient pas pour vous ! »
    Je restai ainsi sur le pas de la porte, réfléchissant à ces choses et regardant le seigneur mon maître jusqu’à ce qu’il eût tourné le coin de la longue et étroite rue ; puis, je rentrai, et en un credo parcourus toute la maison du haut en bas, sans y trouver sur quoi je pusse seulement mettre la main. Je fis le noir et pauvre lit, et, prenant la cruche, dévalai à la rivière, où, dans un jardin avoisinant, je vis mon maître en grande conversation amoureuse avec deux femmes, en apparence de celles dont ce lieu est bien fourni et qui ont pour coutume, les matinées ; d’été, d’aller prendre, le frais et déjeuner, sans porter de quoi, le long de ces fraîches rives, dans l’espoir qu’elles ne laisseront pas d’y trouver quelqu’un qui les régale, selon l’habitude que leur en ont donnée les nobles galants de ce lieu. Mon maître, comme j’ai dit, était au milieu d’elles, semblable à Macias l’énamouré, et leur disait plus de douceurs que n’en a écrites Ovide. Lorsqu’elles sentirent qu’il était

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