Viens la mort on va danser
son front blafard, frangé de brun
foncé. Ce n'était pas tant la mort que son habit de bois clair qui nous
drape-dans la terre humide. Il se demandait si le cul-de-jatte du lit 84 serait
mis dans un cercueil raccourci afin de faire faire des économies à l'Assistance
publique. Parfois, la nuit, sous la lumière bleutée de la veilleuse, il criait
: « Non, pas la boîte en bois! » tandis que des gouttes de sueur perlaient sur
son visage.
Un
jour, alors que Mathieu passait près de son lit, il lui avait- dit :
«
Toubib, vous qui avez été à l'école, c'est vrai qu'on a retrouvé des soldats
encore tout debout dans les marais de tourbe ?
-
C'est vrai, Paul, pourquoi ?
-
Vous, vous n'auriez pas envie de mourir debout? Enfin, je veux dire, d'être
enterré debout, ou assis comme sur votre moto?»
Debout,
ça voulait dire quoi pour son corps ramolli?
Mathieu
avait souri et, complice, lui avait confié :
«
Peut-être que, sans qu'on le sache, notre cercueil bascule sous l'effet de
l'attraction terrestre. »
Ça
l'avait marqué au point qu'un jour, lors de la visite du médecin-chef, il lui
avait demandé :
«
Vous y aviez pensé à l'attraction terrestre? »
Le
docteur avait écrit sur son cahier : donner un Valium 10 à Paul pour le calmer.
Mathieu
avait décidé de sortir Paul, de lui faire découvrir l'autre côté de la
rééducation, sans limite, sans restriction, sans interdits.
«
Surtout ne le fatiguez pas, avait recommandé la surveillante générale, le
docteur doit lui faire des examens Lundi.»
Dans
la voiture conduite par un ami de Mathieu, il avait demandé :
«
Ça va être la fête ? »
On
l'avait installé sur un grand lit au centre du salon. Au milieu des amies de
Mathieu, venues là pour le petit Paul, celui-ci s'était transformé : de la
couleur barbouillait sa figure; ses yeux brillaient et s'attardaient parfois
sur les poitrines de toutes ces femmes qu'il découvrait. Il s'imaginait revenant
à l'hôpital comme le héros des bandes dessinées. Il faisait claquer ses Santiago sur le carrelage javellisé,
les mains collées dans un énorme ceinturon à boucle d'argent, le chapeau à
large bord rejeté en arrière.
Paul
resta un instant avec l'une des filles tandis que Mathieu et les autres se
retiraient pour écouter de la musique... et donner à la liberté le temps de
faire des cernes de bonheur au petit Paul.
*
Mathieu!
Perdu
dans cette chambre, en Chine, à attendre une problématique guérison, combien de
fois je pensais à lui, dont je ne recevais aucune nouvelle ! Capitaine en
blouse blanche, n'avait-il pas sombré à bord de son navire-hôpital, au milieu
de ses mangeurs de rêves bleuis de piqûres? Et moi, qu'est-ce que je faisais là
? N'étais-je pas, comme lui, en train de fuir le monde ? De courir après mes
rêves d'antan ? Croyais-je lire mon avenir dans la Chine comme on le lit dans
son journal?
Quatre
heures de l'après-midi, c'est-à-dire huit heures du matin à Paris. Mathieu
devait prendre son café, les yeux encore gonflés de sommeil, la gorge ensablée
de trop de cigarettes. Il était là au bord du vide, faisant jouer ses doigts de
pied sur le tapis usé de sa chambre. A des milliers de kilomètres de là, moi
aussi je me tenais au bord du vide, regardant mes pieds immobiles dans leur habit
de cuir sale.
Mathieu,
je le pensais, je le rêvais, je l'égratignais parfois comme s'il était mon
double, un autre qui ne serait ni devant ni derrière mais en dedans. Un Mathieu
qui entrerait par l'échancrure que la mort avait laissée entre mes épaules, déchirant
le costume d'arlequin, retournant l'habit, la parure, l'enveloppe, pour libérer
l'homme neuf dégagé de son corps, et qu'importe si le sable ne fixe plus mes
pas.
III
LA
LONGUE MARCHE
Chaque matin, je
pénétrais dans « l'hôpital de la Capitale » aux toits retroussés, au milieu des
vélos-pousses sur lesquels on transportait les malades. Ça sentait l'arnica, les compresses chaudes et le riz
fumant.
A
l'étage réservé aux étrangers, il y avait toujours des familles entières
d'Africains en boubous multicolores, souvent pieds nus dans leurs sandales
alors qu'il gelait à pierre fendre, venues là faire soigner angines ou otites.
Après
chaque séance, j'attendais le verdict de Mme Li, le médecin acupuncteur qui
jonglait avec les aiguilles jusqu'à l'engourdissement. J'essayais de lire le
sursis dans ses yeux. Je craignais que subitement l'on
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