Viens la mort on va danser
blancs. Une immense fête où les gens promènent leurs
rêves, se serrent les uns contre les autres et applaudissent. Certains bateaux
sont minuscules, de véritables coques de noix où l'on entasse l'eau, les vivres
et les vêtements; d'autres sont immenses, tel le Club-Méditerranée, gigantesque machine hérissée de mâts, géant des mers manœuvré par un homme
seul, un homme que je ne connais pas encore mais qui partage un peu de mon
combat : il y a quelques mois, son pied a été déchiqueté et il n'en a retrouvé
que très partiellement l'usage.
Le lendemain, ce marin, Alain Colas,
viendra saluer le père Jaouen sur Rara Avis. Il regardera les
drisses et les winches, ces câbles métalliques et ces treuils capables de
rivaliser avec des monte- charge de chantier. Il parlera de ses difficultés
techniques et de son handicap physique.
« Tu vois, lui dit Michel, tu auras
peut-être des difficultés pour traverser, mais t'es pas le seul. Moi, j'ai
embarqué Patrick. »
Curieux, il se tourne vers moi, on se dit
quelques mots. Des mots qui forcent la sympathie. On se retrouvera à New York.
Dans la brume, un peu avant l'heure du
départ, Eric Tabarly annonce la couleur en sortant avec Pen Duick VI dans la baie.
C'est très impressionnant de voir ce marin, seul sur un bateau fait pour quinze
équipiers, déployer « toute la toile », à l'exception de son spinnaker, cette
bulle énorme à l'avant du bateau que par un système gardé secret, il peut
envoyer tout seul.
Il y a peu de vent, la brume se lève sur ce
bassin du Luxembourg pour adultes. Au coup de canon, Tabarly prend la bonne
risée et taille la route; il est suivi du Spirit of America. Le voilier de Colas s'avance pesamment poussé par son imposante voilure. Dans
quelques heures la mer les aura engloutis.
A9N 6°W
La mer montre son dos hérissé comme un
chat, faisant danser lés assiettes sur la table du rouf où nous mangeons. Nous
ne nous sommes pas encore parlé, même pendant les heures de quart. Nous sommes
comme des animaux attentifs à un nouveau décor.
Le choc des vagues contre la coque; j'aime
ce silence fait de petits bruits, de nouveaux bruits.
48°20N9°W
A cause du mauvais temps, impossible de
sortir sur le pont; nous sommes depuis notre départ enfermés dans le rouf ou
dans nos cabines. Dans les cabines, il fait froid et humide; les bannettes sont
toujours moites, l'oreiller collant. Dans le rouf, on suffoque de la fumée des
cigarettes. En plus, depuis le départ, je suis malade : la dysenterie m'a
repris; je me vide comme un lapin; je salis mon pantalon trois fois par jour,
je suis couvert d'excréments liquides; c'est insupportable. Chaque fois, Michel
— dont la puissance et le sens de l'équilibre sont formidables — me prend sur
son dos et me descend à la cabine. Je m'assieds sur mes toilettes portatives
(que je me suis fabriquées), on m'aide à enlever mon pantalon, je me torche et
me lave avec le peu d'eau douce disponible.
47-30N 10'W
La mer est bien formée, le vent est nul; si
nous voulons être à New York le 4 juillet, il faudra nous aider du moteur.
Michel est à la cuisine.
4S'N Î2°W
Sous le plancher des cabines de l'arrière,
une fuite de mazout a été localisée; me voilà pris entre les odeurs de cuisine,
de mazout et de toilettes bouchées.
Je me suis fait tellement tabasser par la
mer que je suis tombé plusieurs fois ces derniers jours. Mes toilettes en
plastique se sont cassées. Je suis alors passé au travers et, sur le bord du
seau métallique, je me suis ouvert les fesses sur une longueur d'un demi-doigt.
Ma blessure se creuse de jour en jour, laissant des traces de sang partout dans
les draps humides.
48°20N.13°W
Ce soir, c'est le signal; le ciel gris et
pâle s'est lavé le nez. Une douce lueur orangée s'étire dans la voilure. Nous
sortons pour la première fois, emmitouflés dans nos anoraks. L'espace entre
chaque vague est d'au moins cent mètres. Nous avançons tantôt sur son dos,
tantôt dans son ventre. On croirait d'immenses berceaux au creux desquels les
argonautes s'étalent en bouquets. Nous regardons le coucher du soleil : il
s'orne un instant de sa parure du « rayon vert », ce halo qui l'entoure quand
il se cache à l'horizon. (C'est mon ami Loïck Fougeron qui me donnera quelques
années plus tard l'explication scientifique du rayon vert. Lorsque le soleil
descend, les radiations solaires sont diversement réfractées. Le violet,
l'indigo et le bleu
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