Viens la mort on va danser
de ce jour, Michel est redevenu la
voix, la force douce. Je m'en réjouis car, au milieu des conflits, je me
sentais comme un canard boiteux, comme un vieux chien usé qu'il faut porter, traîner,
aider quand il s'oublie.
Cet état de dépendance poussée jusqu'au paroxysme
me pesé très lourdement. Dépendant pour aller dans ma cabine, aux toilettes,
sur le pont. Dépendant pour aller manger. Il n'y a que sur le pont, quand il
fait beau, que j'ai une certaine liberté. Je peux alors circuler avec le
fauteuil (qui est dans un état lamentable, tellement rouillé qu'on ne peut plus
ni l'ouvrir ni le fermer). Il arrive, malgré la bonne volonté de tous, qu'un
matin où chacun vaque à ses occupations on m'oublie dans ma cabine jusqu'à onze
heures, midi. Dans l'obscurité et les odeurs de moisi, j'attends alors que
quelqu'un passe par là, par hasard, et me monte là-haut !
Là-haut, le climat de tension s'est déchiré
comme une toile. On fait des crêpes; une mousse au chocolat, la fête est
revenue. J'oublie mes bleus, mes coliques qui me laissent comme un animal jeté
mort sur le plancher; j'oublie mon escarre qui se creuse. Aujourd'hui, je suis
marin, un loup barbu capable de grimper à la force des bras dans les haubans. Je
suis à mille milles de ma carcasse de métal. ,
39»N28°W
Bien avant le lever du soleil, nous sommes
sur le pont pour voir naître notre première île.
« Je te dis que c'est là, à tribord.
Au-dessus des nuages. »
Sans voir, nous savions que l'île existait.
Les dauphins nous avaient fait la trace.
Nous regardons les falaises de Horta comme
si ces fragments de terre venaient d'une autre planète, puis nous pénétrons
dans le port de cette île des Açores. Arrivés au quai, tous les passagers
débarquent en courant, s'égaillent comme des moineaux dans cette petite ville
tranquille. Moi je reste à bord jusqu'à la nuit avec Michel puis me décide à
errer seul sur le quai,
Les évadés du Rara Avis ne sont allés que
jusqu'au premier bistrot boire et faire du bruit sous les regards étonnés des
pêcheurs. Pendant ce temps, Michel a mis le nez dans ses moteurs, fait quelques
courses et préparé une soupe comme tous les soirs.
Les quatre-vingt-dix-neuf pieds du Rara Avis nous ont délimité
un territoire dans lequel nos différences, après s'être affrontées et
déchirées, sont devenues de vraies différences. Nous sommes forts et faibles à
la fois, emportés, adultes et toujours enfants dans une peau trop petite pour
notre envie d'absolu. Aussi beaucoup reviennent- ils à bord — prétextant
l'heure de la soupe — s'embarquer les uns avec les autres.
Le lendemain, on loue une voiture et on se
balade dans l'île, un site merveilleux rempli de fleurs, de vergers. On se
promène entre les volcans et on pique-nique au bord d'un lac, avec nos saucissons,
nos jambons, et l'on savoure le calme après treize jours de mer, qui nous a
tabassés sans discontinuer. En quittant le port, suivant le rite, nous
dessinons notre bateau sur le quai et nous mettons la date : 18 juin 1976.
35°50N 31"W
Nous avons laissé le gros temps pour les
douces ondées d'eau tiède. Nous allons avec les vents alizés vers les Bermudes.
Il fait beau et chaud.
Je m'installe sur le pont et grimpe par les
haubans sur le taud (cette immense bâche qui protège le pont du soleil ou de la
pluie et forme de grandes poches d'eau lors des averses), et je reste là,
pendant des heures, allongé sur le ventre pour soulager ma blessure qui s'est
encore élargie. En ces instants, je me fous de ma barbe et de mes cheveux longs
emmêlés, de la crasse et des draps sales, de cette escarre sanguinolente.
Comment ai-je pu me laver, me peigner, me soucier de tout cela alors que dans
ma tête j'étais seul, seul à en crever, pourrissant dans un costume réglementaire?
Je n'ai envie de rien, je ne pense à rien ou presque. Lentement, au fil de l’eau,
mon cerveau se lave et se polit comme un galet, et puis roule silencieux dans
le sommeil.
3S'N 3020W
La température est encore montée. Michel
est en train de laisser filer une ligne à thon, quand soudain une voile
apparaît sur bâbord. Il saute sur sa radio. Sa radio ne transmet rien. On
change de cap pour se rapprocher du bateau. Peut-être est-ce un solitaire ? Le
petit voilier nous a aperçus- Michel fait descendre le Zodiac. Loulou et Nano
le Suisse l'abordent et puis reviennent dans une gerbe d'écume.
« Michel, c'est un Australien; il court sa
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