Viens la mort on va danser
quatrième
Transat.
- De quoi a-t-il besoin ?
- De rien!
- Bon, apportez-lui du whisky et une
bouteille de Champagne. Veut -il qu'on prévienne quelqu'un par radio ?»
(La radio est l'une de ses passions. Je
suis réveillé tous les matins par Michel qui, installé dans le poste radio,
appelle Saint-Lys :
« Roméo-Alfa — Roméo-Alfa. Saint-Lys —
Saint-Lys, m'entendez-vous ? »
Parfois, je me demande s'il ne pourrait pas
se passer de radio, vu la puissance de sa voix.
Quelques minutes plus tard, Michel obtient Londres
et la femme du solitaire.
Au nord, là où les solitaires les plus
hardis se sont aventurés, le temps est mauvais. Aucune nouvelle de la course.
Tabarly est muet, le paquebot de Colas est introuvable; Wild Rocket, enfant chéri de
Michel, ne répond plus.
36"N 37'W _
Le vent est toujours faible, ce qui
n'améliore pas notre route en dents de scie. Celui qui est de quart à la barre
entend ce refrain excédé : « Le cap, bordel ! » puis le lent balancement
reprend au milieu des chairs roses et dentelées des argonautes.
Les conflits ne sont pas définitivement
arrêtés; l'escale des Açores semble même avoir réveillé certaines luttes «
terrestres». Mon compagnon dé cabine (qui ne m'a pas encore adressé la parole
depuis le départ) s'est engueulé avec Cyril, le « petit prince », un jeune
homme qui se fait des révolutions tranquilles sans ennuyer personne.
De temps en temps, un oiseau, une
hirondelle des mers, venue on ne sait d'où, se pose sur le hauban et s'en va.
Un jour, même, un pigeon bagué s'est posé. Habitué à parler avec les oiseaux
depuis Rouge-Neige, mon oiseau de Chine, je lui ai demandé ce qu'il faisait là.
« Et toi? » m'a-t-il répondu, et nous avons conversé.
Je lui ai parlé du plaisir que j'éprouve à
être remonté sur un bateau, à naviguer avec Michel, à arriver en Amérique par
la mer.
« Tu comprends, quand on recommence sa vie,
on doit faire des choses un peu folles. Il faut se donner l'occasion d'être un
peu un pionnier, comme je l'avais été en Chine, au Viêt-Nam. »
Je lui ai expliqué que c'était aussi la
recherche de mon élément. Que mon corps, dans sa nouvelle situation, est
fluide!
« Il y a quelques années, on me disait : «
Ne traverse pas la rue, tu vas te faire écraser! » Alors si je dis : « Je vais
traverser l'Atlantique! » que me répondra-t-on ? Tu vois, l'oiseau, c'est aussi
par réaction que je fais tout ça. Les perdants d'avance, les pessimistes, ce
sont eux les vrais handicapés. Moi, je suis différent, c'est tout. A moins que
les Noirs, les Jaunes, les Rouges ne soient des handicapés!
« Je suis là parce que j'en avais assez,
assez du racisme, assez qu'on me dise : « Ta place est là, elle est avec les
morts, avec les grabataires, avec ceux qui passent à côté de la vie. » J'ai dit
non.
. « Tu vois, l'oiseau, ce n'est pas
seulement mon corps qui réclame cette traversée, c'est mon esprit qui veut
traverser le miroir. »
Et puis Kif s'est rué sur l'oiseau.
L'oiseau s'est enfui.
33°N 4C20W
Branle-bas de combat. L'homme de quart pénètre
dans le rouf en criant : « Une fusée verte, là, sur bâbord! » Michel monte le
gros projecteur sur le toit de la cabine. On se parle à voix basse. Le faisceau
balaie une vague noire ourlée de blanc. Toute notre attention se porte là,
derrière cette vague noire, noire d'inconnu.
Quelqu'un a-t-il appelé ? D'où venait
réellement cette fusée ? On cherche, on échafaude, on croit voir et entendre et
sans doute espérer. On se prend à croire aux naufragés de l'histoire, au Hollandais
volant.
Voilà qui a relancé la conversation, de
quoi tenir jusqu'aux Bermudes.
33°40N 52°
W
Ce bateau ressemble à mon fauteuil : petit
au milieu de l'océan, fragile dans les coups de chien, mais libre de tailler sa
route là où le vent le porte.
32°30N64'W
Arrivés aux Bermudes, on ancre à côté de l'ancienne
place des Supplices, puis tout le monde débarque et disparaît. Les plus
aventureux iront jusqu'à la ville, les autres s'agglutineront dans un bar.
Moi, j'ai des fringales de route, de
sentiers escarpés. Mon fauteuil, bien que rouillé par la mer, attaque
l'asphalte brûlant. Malgré une chaleur exagérée, je fais trimer ma carcasse en
haut de la côte. Je ressens une douleur dans les épaules. Elle est bonne, cette
douleur, et, si j'ai maigri d'au moins dix kilos, j'ai encore assez de forces
pour libérer ma roue prise dans
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