Viens la mort on va danser
les
solitaires dans la Transat. Le point de rencontre aurait lieu à New York le 4
juillet, jour de la fête de l'indépendance.
Depuis la première fois qu'il en avait
parlé, j'avais remué l'espoir dans ma tête... « Et puis non ! » me disais-je,
connaissant les difficultés innombrables d'une traversée de l'Atlantique à la
voile, « il ne pourra jamais m'emmener avec lui. »
... Ce soir dé début juin 76 où je
rencontre à nouveau le « drôle de bonhomme », je ne peux plus attendre. Je
jette mes craintes par-dessus bord et lui dis :
« Michel, est-ce que je pourrais embarquer
avec vous pour la Transat ?»
Il n'a pas hésité, pas cherché de
prétextes. Non, dans sa tête, il me voyait des jambes, des jambes en forme de
roues qui ne sauraient en aucun cas être un handicap. Les hommes pour voguer
sur la mer empruntent tous un bateau. Ils ont des jambes en forme de bateau car
ils ne peuvent nager comme les poissons. Est-ce à dire qu'ils sont handicapés ?
« Mais bien sûr, aucun problème, le bateau
est grand, on t'aidera... Tu embarques avec nous le 5 juin. »
Cette nuit-là, dans ma chambre-placard, je
voyais la mer par la fenêtre. Mon lit avait une drôle de forme. Mes rêves
dansaient dans un roulis interminable.
En vue de la rade, mon cœur se serre. La goélette
a quitté le bord. Je la vois par la vitre de ce taxi qui m'a amené de Brest à l’Aber-Wrach,
à toute vitesse pour rattraper le retard de l'avion. J'ouvre la portière et,
plein d'angoisse, je regarde le Rara Avis à quelques
centaines de mètres du quai. Je sors mon fauteuil, dispose le cale-pieds et
roule au bord du quai — mes rêves écroulés.
Le chauffeur du taxi pense alors à
klaxonner et, du milieu de la rade, nous entendons une voix, celle de Michel
Jaouen. Nous crions mais il ne peut nous entendre. Sa voix, par contre,
habituée à crier des ordres en mer, raconte qu'il n'y a pas de problème et
qu'il vient me chercher avec le Zodiac.
Quelques minutes plus tard, le Zodiac m'embarque
jusqu'aux flancs noirs du Rara Avis.
Sur le pont, le berger breton, surnommé Kif
en raison de ses longues traversées avec les drogués, me renifle, aboie un
coup, renifle à nouveau. Avec moi, nous voilà dix-sept : des barbus, des
cheveux longs ou courts, des hommes et des femmes venus des beaux quartiers et
des banlieues. Il y a là : Michel Jaouen; les membres d'équipage qui font leur
coopération; un couple d'Américains qui vient d'accomplir le tour d'Europe à
vélo; deux filles, ex-camées; un jeune garçon très « petit prince »; un opticien
et sa fille; un architecte avec qui je partage ma cabine; un photographe.
En début d'après-midi, on quitte
l'Aber-Wrach, en se frayant un chemin entre les cailloux de la rade, puis on
taille la route vers Plymouth où les solitaires de la Transat nous attendent.
Le soleil tape avec délices tout l'après-midi, donnant à notre peau des
couleurs de fruit mûr. Lentement, la nuit tombe.
Cette première nuit est bonne sur la
bannette de l'étroite cabine, bien que je ressente quelques avertissements de
dysenterie, séquelles de mon séjour au Viêt-Nam.
5 juin.
Dans le jour naissant, Michel m'a pris sur
son dos et monté sur le pont : des centaines et des centaines de bateaux nous
entourent, faisant route vers l'Angleterre.
Comme nous ne pouvons pas, à cause de la
taille de la goélette, prendre place dans Milbay Dock — ces docks
extraordinaires de crasse, noirs de monde, de fête et d'euphorie—, nous mettons
l'embarcation à l'eau et descendons à terre.
Je vais aussitôt à l'hôpital dé la Marine
chercher quelques compresses... pour le cas où je me blesserais.
« Et pourquoi voulez-vous ces compresses ?
me demandent les médecins de l'hôpital, me regardant sur mon fauteuil.
— Parce que je vais partir traverser
l'Atlantique à la voile ! »
Ce à quoi ces médecins, très britanniques,
réagissent comme si je devais traverser la rue :
« Ah! bon, très bien ! Vous avez raison de
prendre vos précautions. »
Quelques tours de roue dans Plymouth, dans
ces mêmes rues où, il y a quinze ans, je traînais mes premières amours,
persuadé qu'un jour je serais un grand navigateur et je retourne à la fête. Une
espèce de folie s'est emparée de Milbay Doek. Une atmosphère de baptême : les
bouteilles de Champagne éclatent sur les coques. Une atmosphère de
mariage aussi : l'un des bateaux est couvert de voilages et de dentelles, avec
une foule de petits nœuds
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