Viens la mort on va danser
mécaniques, les soi-disant baroudeurs ouvrent grands leurs yeux
quand ils apprennent ma décision. Ici, pas un ne veut y retourner. « Depuis le
petit Arnaud », dit-on.
« Mais oui, j'y vais et je vous enverrai
des films, si j'en fais. »
Je me souviens encore du ministre de la Santé,
Mme Veil, lorsque, en 1974, j'étais allé la trouver afin de lancer une action
en faveur des handicapés. Celle-ci m'avait répondu par cette question :
« Quel âge avez-vous ?
- Vingt-cinq ans.
- Vous manquez d'expérience, jeune homme...
»
Comme elle avait raison ! Cette expérience,
je vais la chercher.
« 'Mais oui, j'y vais », mais le reportage
sera secondaire. En fait, j'hésite devant la demande du Turc d'aller effectuer
un reportage. Pour deux raisons : la première est que l'ampleur de ma mission
médicale ne me laissera guère le temps de barouder. La seconde est plus
concrète. Lorsqu'il s'est agi de prendre l'avion à Caracas pour Paris, je
n'avais plus un sou. J'ai dû vendre tout mon matériel photo. D'un autre côté,
l'idée de partir au Liban sans boîtiers ne me réjouit guère. La tresse de
l'amitié jouera-t-elle encore une fois ?
La soirée se termine dans la cave de
Michel, pleine des mots tranquilles de celui-ci et de la voix douce de Delphine
assise à côté de moi. On parle à voix basse. Depuis quelques semaines, Delphine
a tout fait pour m'aider. Elle a vu mes malheurs chez le Turc, mes photos
perdues ou attribuées à un autre, mes photos jamais vendues. Elle a pris mes
affaires en main. En quelques coups de téléphone, les clichés qui traînaient
dans "les tiroirs m'ont rapporté l'argent de poche de mon voyage.
Il est deux heures du matin lorsque je
rentre chez moi, mais impossible de m'endormir. J'ai déjà le cœur pressé par la
foule. J'attends sous mes draps comme devant les guichets de l'aéroport. L'angoisse
montant dans ma chambre-placard, je me lève, empile quelques chemises et un
bonnet de laine (il doit faire froid dans ces montagnes). J'ajoute deux livrés
: Le Désert des Tartares, de Dino Buzzati et La Corde et les
Souris, de Malraux. Je trimbale toujours Malraux
avec moi; il suit mon chemin dans mon sac, sans le vouloir, comme moi je suis
un peu ses traces. J'enfile mon blouson de cuir et boucle mon sac... Il est
lourd de deux boîtiers et trois objectifs ! »
Avant de m'engouffrer dans la voiture, je
jette un regard à Simon Bolivar. Sa tête dégouline de pluie. Un oiseau s'est
posé sur son épaulette; Rouge-Neige sans doute puisque, dans ce monde,' la vie,
la mort et la poésie vivent un amour sans fin. Dans quelques heures je partirai
pour Beyrouth, une ville brisée, saccagée. Dans le fond de ma tête l'oiseau me
dit un vieux poème chinois 1 qui raconte le drame humain. La
séparation, guerre :
Pays brisé, fleuve et mont demeurent;
Ville au printemps, arbres et plantes
foisonnent.
Le temps qui fuit arrache aux fleurs des
larmes;
Aux séparés,
L’oiseau libre blesse le cœur !
Flammes de guerre sans fin, depuis mars.
Mille onces d'or : prix d'une lettre de
famille !
Rongés d'exil, les cheveux blancs se font
rares;
Bientôt l'épingle ne les retiendra plus !
1. Poème composé par Tu Fu en 757.
Traduction de François Cheng. L'Ecriture poétique
chinoise, Le Seuil
II
L E
CÈDRE ET LE ROSEAU
Jeudi 16 décembre 1976
Vol en direction de Beyrouth — Boeing 707 «
Château de Fontainebleau ». (Décidément, depuis l'Hôpital, avec un grand H
comme Handicapé, jusqu'à l'Aventure, ce nom de Fontainebleau me poursuit.)
Je suis entouré de Libanais, Quelques-uns
du million d'exilés qui profitent d'une accalmie pour retourner dans leur pays.
Le vol se passe tranquillement. Assis de l'autre côté de la rangée, un blessé,
les jambes bandées — ses pieds ont été arrachés par une mine — , vient de
quitter l'hôpital parisien où il s'est fait soigner. Il retourne sur sa terre,
la sienne, qu'il ne sentira plus jamais. Toutes les têtes sont penchées aux
hublots — tout est encore calme. Mais gare à l'atterrissage! Au moment où le
signal lumineux et la voix de l'hôtesse prient les passagers de bien vouloir
attacher leurs ceintures et éteindre leurs cigarettes, à ce moment les Libanais
n'y tiennent plus et se massent contre les hublots avec des cris hystériques.
Une bagarre se déclenche alors avec l'hôtesse qui somme en hurlant les
passagers
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