Viens la mort on va danser
les amputés et les paralysés. Je fixe trois données du problème sur ma
pellicule : d'un côté, les combattants blessés; d'un autre, les bourgeois qui défendent
leurs privilèges, leurs terres, leurs immeubles et ne veulent donc pas quitter
lé pays; en troisième lieu, les religieux qui n'abandonnent pas le Liban aux
musulmans et autres. (Il n'y a pas évidemment dans cette guerre que le problème
religieux; il y a aussi le problème des niveaux de vie, les raisons
économiques, les problèmes internes aux riches, qu'ils soient musulmans ou chrétiens.)
Pendant ce frais déjeuner sur l'herbe — qui
fait penser à Renoir —, je rencontre une jeune femme de trente-cinq ans, jolie,
rousse, sportive : Leïla Yared.
Leïla Yared s'intéresse réellement au
problème des blessés de la guerre et refuse la charité, les faux-fuyants, les
consolations sous forme de bonbons. Elle parle avec passion, et notre conversation
dure longtemps, certes moins « raffinée » mais plus concrète. Elle me propose
de venir dîner chez elle le soir même pour la poursuivre. « Je vous présenterai
mon mari et mes enfants. Nous habitons au château Boustany. » Le château
Boustany ! L'une des branches de cette grande famille libanaise se trouvait
justement en Chine quand je vivais à Pékin. Mr Boustany était l'ambassadeur du
Liban. Il y avait là son fils et sa fille, avec qui j'étais ami. « Le hasard ça
n'existe pas! »
Un claquement de mains nous appelle dans
l'immense salle du club où nous attend le grand déjeuner. Les pensionnaires de
l'hôpital se ruent aussitôt sur les plats, piochant, rattrapant un pâté, une
galette, ne sachant plus où donner des yeux ni des mâchoires. Ils mangent à en
avoir la nausée, et je les comprends.
Je ne mange pas, mais j'ai aussi la nausée
: tout cela est trop moral et à la limite de l'indécence.
Est-ce ainsi que l'on solutionnera la
rééducation des centaines de blessés de la guerre? Pourtant, une "solution
existe et elle est même très présente à cette table : l'argent. Il faut mettre
l'argent au service de ces blessés. Il faut bâtir avec cet argent un centre de
rééducation moderne et retrousser ses manches.
Je quitte Kaslik avec Leïla Yared. Nous
prenons la route de montagne qui grimpe au château
Boustany. La vue de ce château, situé au
milieu d'une forêt de pins et de cèdres, est saisissante. Je serre la main de
Robert, le chauffeur-garde-du-corps-tireur-d'élite, et de Mamoud, le serviteur
soudanais, puis je pénètre dans un décor fabuleux. Leïla me présente à Gilbert,
son mari. Celui-ci s'est battu avec acharnement pendant cette guerre. Il allait
chercher à Chypre, avec son bateau, du ravitaillement médical, du plasma
sanguin. Je fais la connaissance des enfants, Karim et Hallah.
A la fin du repas, composé de plats
succulents, mes hôtes me proposent de loger chez eux le temps de mon séjour
ici.
« Vous travaillerez le jour à Beït Chebab;
le soir, nous vous enverrons notre chauffeur. Cela ne nous posera aucun
problème.»
Attiré par le château des Mille et Une
Nuits et par le charme des Yared, j'accepte aussitôt. En plus de la réelle
sympathie qui s'est installée entre nous, je sens que leurs relations en milieu
chrétien, la fortune et le tempérament de Gilbert m'apporteront un appui très
solide. Grâce à eux je pourrai fournir l'hôpital en équipements dont il a
besoin.
Samedi 18 décembre
Nous descendons depuis Ain Arr (le village
où se trouve le château Boustany) jusqu'à Beyrouth par une petite route enlacée
par les pins et les cèdres, puis nous longeons la côte jusqu'au centre-ville.
Sur la place centrale de Beyrouth, la place
des Canons, des chars syriens surveillent les allées et venues. Des enfants
fouillent dans les cendres des souks aux bijoutiers. Ils cherchent des morceaux
d'or ou des bijoux qui auraient pu échapper aux pilleurs. Ils grattent partout,
accroupis dans les décombres des murs criblés de balles. A notre étonnement,
nous découvrons quelques étalages de fruits puis une affiche de cinéma calcinée
annonçant pour un jour prochain Les Possédés. Nous
progressons dans ces rues encombrées de plâtras. Un moment, le chauffeur allume
la radio et, comme pour accentuer l'aspect fantastique de ce décor de fin du
monde, Léo Ferré chante La Solitude. Ici comme partout, des enfants grattent et fouillent. Un vieillard accroupi
extirpe un portrait des gravats. Le Saint-Georges, grand hôtel de
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