Viens la mort on va danser
? »
A cette question, je souris. Il me semble
que ces gens ont déjà payé trop cher le prix de leur existence. Rémunéré pour
ce travail, je me sentirais comme acheté et cela gâterait les soins que je
pourrais donner.
' « Je ne veux pas être payé. Ce que je
désire, c'est, pendant un mois ou deux, pouvoir former des médecins, des
rééducateurs, des infirmiers. En échange, je veux une assurance-vie et un
billet d'avion aller retour. C'est tout… Ah ! j'oubliais. Un lit et de quoi m'alimenter.
» (Pour le financement des hôpitaux, j'espère trouver les fonds auprès des
organisations internationales.)
Il me reste quelques contacts à prendre, et
d'abord avec le responsable de l'organisation pour l'aide aux chrétiens du
Liban, le docteur F., qui me brosse un tableau assez vague de la situation
médicale. Muni de ses quelques informations, je vais à la rencontre d'un autre
docteur, le docteur Michaux. Celui-ci est le grand spécialiste des appareillages
et de la rééducation des amputés au centre de rééducation de Valenton. Cet
homme que j'avais connu alors que je finissais mes études en kinésithérapie, me
donne le regain de forces nécessaires. Chacune de ses phrases me pousse au
combat. C'est du solide, sur lequel on peut s'appuyer. « Nous pourrions,
dit-il, prendre en notre centre les plus grands blessés, envoyer sur place des
prothésistes. » Après lui, la grande chaîne de vie se déploie; mon billet
d'avion sera payé par le Quai d'Orsay, l'assurance-vie par les chrétiens du
Liban. *
Je rencontre à nouveau le docteur F. Quand
je lui demande les informations indispensables, notamment le lieu du
rendez-vous à Beyrouth et le moyen d'y parvenir, il répond :
« Eh bien... en arrivant à l'aéroport...
là-bas... il faut traverser la zone musulmane... bien sûr, c'est le plus
dangereux. Si personne ne vient vous attendre, vous prendrez le bus...
évidemment, si on vous attend, c'est mieux... sinon vous traverserez Beyrouth.
En plein centre, vous trouverez l'Hôtel-Dieu. Vous direz que vous venez de ma
part... »
Quand on sait que cette ville est coupée en
deux : une partie chrétienne, une partie musulmane; que l'aéroport est du côté
musulman et qu'il faut donc traverser la zone des combats...
Quand on sait qu'il n'y a plus de bus
depuis un an, les silences et les hésitations du docteur F. deviennent alors
sinistres.
« Attendez!... L'hôpital s'appelle
l'hôpital Risk... De ma part, quelqu’un vous conduira au Centre de Beït Chebab,
dans la montagne. »
Le docteur F. n'est évidemment pas retourné
à Beyrouth depuis les hostilités. Dans le vague de ses réponses je devine une
gêne immense. Pourrait-il m'expliquer comment je traverserai la zone musulmane,
sans autorisation, sans connaître personne?
Je suis sans nouvelles de l'Organisation mondiale
de là santé qui m'avait aidé en 1974 au Viêt- Nam. Il me faudra compter sur de
« bonnes âmes » ou des mécènes pour financer les équipements du Centre de Beït
Chebab.
Afin de mieux préparer ma mission, je n'ai
rien dit à mes amis. Pourtant, quelques jours avant le départ, j'avertis
Bernard Stasi, le confident, le frère de sang, celui qui n'a cessé de croire en
moi depuis la nuit glaciale de 1972, et d'être là chaque fois que la nuit m'a
repris. Bernard qui savait entretenir le feu de l'amitié au-delà même des
continents, en terre d'Asie ou au bord de l'Amazone. Ce n'est pas sa caution
que je cherche — ma décision est déjà prise — , c'est son regard brillant de
vérité dont j'ai besoin, sa main sur mon bras comme à l'hôpital et ces rides au
front qu'il se faisait en me regardant.
De Bernard à Michel Jaouen il n'y a qu'un
pas. La veille du départ, je me retrouve au milieu d'amis dans la cave de la
rue de la Çossonnerie. Une formidable soirée, à la mesure de ce qui est pour
moi un formidable engagement. Demain, je serai au cœur de mon combat, avec mes
armes glanées dans les hôpitaux du monde, mes petits « trucs » appris au Viêt-Nam
et en Amérique, ma soif de comprendre et d'aimer. Demain je roulerai mon
fauteuil sur un terrain de guerre crevé de balles, trempé de sang, jonché de
cadavres, je commencerai une autre vie, une nouvelle année, la cinquième depuis
mon jeudi noir.
Qui suis-je dans ce conflit
musulman-chrétien ? Quels intérêts vais-je y défendre? Vais-je y chercher la
mort ? Renouer avec elle une valse ancienne ?*Les reporters de l'agence, les
rouleurs de
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