Viens la mort on va danser
de s'asseoir. Finalement, l'avion se pose, secoué par un tonnerre d'applaudissements
mais sans encombre, sur la piste d'atterrissage. L'hôtesse s'est reprise un peu
et annonce une température de printemps. Derrière elle, les Libanais sont
massés contre la porte. Ils se bousculent ensuite sur la passerelle.
Il y a une foule immense dans le hall — une
pagaille gigantesque entre les porteurs, les militaires et les mendiants — et,
au milieu de tout cela, entre les miliciens traînant dans tous les coins, les
visons et les sacs de voyage, Mlle Hélène, l'envoyée du Centre hospitalier de
Beït Chebab. Le père hollandais qui l'accompagne nous embarque aussitôt dans sa
Volkswagen et nous quittons l'aéroport en direction du centre de Beyrouth. Nous
traversons la partie musulmane au milieu des chars syriens, des barrages, des
éclats d'obus qui miroitent sous le soleil incomparable de cette belle journée
d'hiver. Je passe la tête à la portière, il fait très doux. Ici, la ville a été
ruinée, pillée, calcinée, hachée par les balles et les obus. On roule le long
d'hôtels mitraillés. Puis la merveilleuse baie de Jounieh se déroule, «
cercueil de pourpre où dorment les dieux morts ». Elle s'étend au pied de la
montagne libanaise, immuable, aux roches imposantes qui balancent entre le
gris, le bleu et le parme. Sur le bord de la route, comme les moraines d'un
glacier, des gravats, des morceaux de ferraille, des voitures calcinées... On
passe du côté chrétien — là, tout semble normal, comme étranger à cette guerre.
Quittant la route qui longe la mer, on emprunte les lacets qui grimpent dans la
montagne, entre les pins et les villas somptueuses. Sous un doux soleil qui
commence à roussir les cimes enneigées, nous entrons dans le Centre hospitalier
de Beït Chebab.
Situé à 1000 mètres, cet ancien monastère
offert par les moines pour être transformé en centre de rééducation, est une
immense bâtisse formée de deux ailes. L'une d'elles est moderne et ensoleillée.
Quand nous pénétrons dans le monastère, le soleil a presque disparu à
l'horizon. Les pensionnaires nous attendent, entourés des sœurs et d'un frère.
Celui-ci, âgé d'une trentaine d'années, est l'animateur soignant de ce Centre
de Beït Chebab, « la maison des jeunes ». Les soignants sont tous d'une
gentillesse extrême et m'assaillent de questions. Ils me disent leur bonne
volonté et leur ignorance complète des soins à donner. Chaque parole que je
prononce est aussitôt bue. Ils demandent et redemandent. Je me sens très
fatigué et dévie un instant la conversation, mais rien n'y fait : ils veulent
tout savoir, ils attendent tout de moi et le désirent tout de suite. Malgré ma
fatigue, je parle, je parle. On me demande des démonstrations : je fais des
démonstrations. Je mets le fauteuil sur deux roues, je descends du fauteuil,
remonte, me mets debout avec des attelles, feus des exercices. Ils veulent tout
voir, tout entendre : je donne à voir, je parle, encore...
Epuisé, je m'attable au milieu de tout ce
monde pour déguster le plat traditionnel, le kebbé, délicieuse salade faite de
tomates, de persil, de menthe, etc., que nous mangeons avec une grosse galette
de pain roulée à la main. Enfin ma chambre ! Mon lit ! Petit et en fer comme un
lit d'hôpital. Un soldat libanais partage cette chambre. Je lui dis quelques
mots, mais il ne « partage » pas ma langue.
Je m'enfonce comme du plomb dans le sommeil.
Vendredi 17 décembre
Ce matin, j'ai fait une connaissance plus approfondie
des malades et des équipes de soignants. J'ai arrêté un briefing afin d'établir les dossiers médicaux;
fixer les réunions avec les infirmières bénévoles et les rééducateurs (quand il
y en aura); préparer le programme de notre travail.
Cet après-midi, nous sommes tous invités —
malades, soignants et personnels de l'hôpital — au club de Kaslik. Kaslik c'est
l'ancien club, le yachting-club, le tennis-club des gens riches de la baie de
Jounieh. Ainsi descendons-nous de notre montagne pour cette « journée de
détente et de distraction pour les combattants », offerte « charitablement »
par la bourgeoisie chrétienne.
Au bord de la mer, dans le luxe des
baignades, des discussions raffinées, du canotage, des goûters sur l'herbe, je
me tourne de tout côté et je regarde. Je fais des photos. La kermesse entoure
de guirlandes et de femmes bien intentionnées, venues là pour eux, pour « eux
seuls »,
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