Viens la mort on va danser

raison du litige, et qui l'envenima, tient
à la sympathie très forte des musulmans pour l'unité, arabe. De même, leur
sympathie, dans l'ensemble, est plus active pour les Palestiniens que ne l'est
celle des chrétiens.
    L'horreur, la terreur s'organisèrent
rapidement. Les chrétiens conservateurs se constituèrent en phalanges; les Palestiniens
sortirent les armes de leurs camps. L'affrontement prit des dimensions
effarantes. L'Etat, en raison de sa structure « confessionnelle », ne pouvait
ni ne pourra jamais jouer un rôle d'arbitre ou de stabilisateur. On parle de
complot, de complot international pour déstabiliser l'Etat et ses relations
égalitaires afin de le livrer à une seule religion, à un seul parti...
    Je regarde. Je vois que la D.S.H. 4
anti-aérienne est employée aux combats de rue pour faire le carton sur tout ce
qui passe. Je vois qu'un jour ou l'autre un combattant a eu dans sa lunette un
ami, un frère, et qu'il l'a assassiné. Qu'il a assassiné son voisin, son ancien
amour, son camarade de classe/Qu'il a été trompé; que ses sentiments, son
jardin, sa pureté ont été saccagés.
     
    Lundi 20 décembre
    Rencontre avec les médecins et les
infirmières de l'hôpital Dar el Bâche. Le petit hôpital est situé en contrebas
de Beït Chebab. Deux médecins viennent régulièrement en consultation pour s'occuper
des amputés et des paralysés.
    En faisant la visite avec ces deux
médecins, je tombe sur des patients qui sont dans un état incroyable : des
escarres où l'on entre une main
    en profondeur jusqu'à l'os, qui « bouffent
» les fesses, les cuisses et la moitié du dos. (Même dans mes livres de
médecine je n'ai vu pareille atrocité.) Certains sont couchés là depuis
presque  deux ans, sans être jamais sortis de leur lit! Ils « marinent » dans
leur pourriture sur laquelle on verse de temps en temps du mercurochrome, quelques
antibiotiques. Jamais on ne les a mis debout, jamais on ne leur a fait la
moindre mobilisation. On n'a absolument rien tenté pour cicatriser les escarres
ou empêcher qu'elles ne s'aggravent.
    Je provoque au plus tôt une réunion avec
les médecins et les infirmières afin d'expliquer les soins élémentaires à
donner à ces malades. Il s'ensuit une longue discussion avec les équipes soignantes.
Je fais quelques propositions de fortune... et, de la part de l'un des médecins
— grand spécialiste de la médecine de rééducation au Liban —, je sens une certaine
réticence. Ma présence paraît curieusement le contrarier. Ai-je eu le tort de dire
que j'appartenais à I'O.M.S. (Organisation mondiale de la santé) en tant que
consultant ? L'O.M.S. dépend de l'Organisation des Nations unies. Celle-ci
serait-elle mal vue par cet homme?
    Seulement, les infirmières, elles, ont
besoin de, moi : elles sont depuis longtemps responsables de ces blessés et
voudraient bien les voir évoluer. Seulement, les blessés m'attendent, ils me
tendent leur souffrance, je les regarde— En les regardant je me dis que, s'ils
sont dans un tel état, c'est aussi parce qu'« on n'a pas voulu s'occuper d'eux
». Et, si l'on n'a pas voulu s'occuper d'eux, c'est pour une raison qui n'a
rien de médicale. Dans cet hôpital, l'argent ne manque pas, les médecins et les
médicaments non plus; les infirmières et les rééducateurs, on peut en trouver
ou en former. Mais il y a une « volonté farouche de ne rien faire ».
    La véritable raison, c'est qu'en laissant
les blessés dans cet état d'abomination, on entretient l'animosité,
l'agressivité, l'esprit.de revanche dans la population chrétienne. Aussi
laisse-t-on cette haine purulente ronger le corps de ces jeunes gens.
    De retour dans la montagne, j'essaie
d'entrer en contact avec les correspondants de presse de l'A.F.P. et de
France-Inter. Dans mon esprit s'est ancrée définitivement la volonté de
soigner, tant du côté chrétien que du côté musulman, afin de ne plus entretenir
cette haine. Ces journalistes, qui ont une bonne connaissance des problèmes du
pays et des différents mouvements, pourront certainement me donner des
explications et les conseils nécessaires.
     
    Mardi 21 décembre
    Beït Chebab.
    Je fais un cours au personnel médical sur
les questions : Qu'est-ce que la paraplégie? Qu'est-ce que l'infection
urinaire? l'incontinence urinaire? l'atrophie musculaire? Comment doit-on rééduquer
un paraplégique? Comment soigner les escarres ? Puis je demande qu'on me
présente le matériel