Voltaire
1734.
C'est à peu près comme si on faisait, en Amérique, brûler par le bourreau un livre où seraient expliqués les théories d'Einstein, la constitution des Soviets et le théâtre de Pirandello.
VIII
La divine Émilie
Mme du Châtelet est un exemple remarquable de l'immortalité qu'assurent à une femme des amours illégitimes, pourvu que l'objet en soit illustre. Elle était Mlle de Breteuil et, comme beaucoup de filles de ce temps, fort instruite. Elle savait le latin et elle aimait les sciences. Elle avait étudié les mathématiques; elle traduisait les principes de Newton en y ajoutant un commentaire algébrique. Ajoutez qu'elle était, comme disait Voltaire, « un peu philosophe et bergère » et qu'elle écrivit un Traité du Bonheur. Tant de travaux seraient aujourd'hui fort oubliés si elle n'avait été la maîtresse de Voltaire.
Quand il la rencontra, elle avait vingt-sept ans, lui trente-neuf. Il était encore tout bouillonnant de son voyage d'Angleterre et ne parlait que de « Mr Locke » et de « Sir Newton ». C'était justement tout ce qui intéressait la marquise du Châtelet, avec l'amour que son mari ne faisait guère. Elle était intellectuelle et sensuelle, mélange agréable. Elle aimait les livres, les diamants, l'algèbre, les jupons et la physique. Les femmes la disaient laide. Mme du Deffand a tracé d'elleun portrait célèbre et méchant : « Grande, sèche, sans hanches, la poitrine étroite, de gros bras, de grosses jambes, des pieds énormes... » Et Mme de Créqui : « Ma cousine Emilie était un colosse en toutes proportions ; c'était une merveille de force et un prodige de gaucherie. Elle avait la peau comme une râpe à muscades. » Mais peut-on croire les femmes quand il s'agit d'une femme qui fut intelligente, amoureuse, admirée, et qui avait su conquérir l'homme le plus illustre du temps ?
Elle entra dans la vie de Voltaire en un moment où il avait besoin d'une retraite sûre. La persécution est une habitude. La justice et les ministres avaient pris celle de poursuivre ce poète. L'archevêque de Paris, Vintimille, « qui aimait passionnément les femmes et n'aimait pas les philosophes », se plaignit au lieutenant de police d'une certaine Epître à Uranie. On parlait aussi d'une épopée sur la Pucelle d'Orléans, qui était un secret mal gardé et un terrible scandale. Le Garde des Sceaux manda l'auteur et le menaça « si le poème paraissait, de le faire enterrer dans un cul-de-basse-fosse ». Il est gênant d'avoir la vocation de l'apostolat quand on n'a pas celle du martyre. Voltaire souhaitait penser librement, mais non pas vivre à la Bastille. Mme du Châtelet lui offrit de s'aller cacher dans le château de Cirey, qu'elle possédait dans un pays de frontière, à quelques pas de la Lorraine où il serait facile de trouver refuge en cas de poursuites. Il accepta et passa les quatorze années qui suivirent en étroite intimité avec elle.
Longue liaison, non sans orage. Entre l'agitation de Voltaire et le «tempérament de feu » de Mme du Châtelet, des étincelles souvent jaillissaient. Alors tous deux s'excitaient, criaient, et bientôt recouraient à l'anglais pour s'injurier devant leurs hôtes. Mais lesêtres actifs sont sans rancune. Il y avait à Cirey un laboratoire, une galerie de chimie, le tout construit par M. du Châtelet aux frais de Voltaire. Voltaire et Madame du Châtelet se séparaient tout le jour pour faire des expériences ou pour écrire. Ils concouraient, à l'insu l'un de l'autre, pour un prix de l'Académie des Sciences sur la nature du feu ; Mme du Châtelet mettait tant de chaleur à rédiger ce mémoire qu'elle devait, pour se calmer, plonger toutes les heures ses grands bras dans l'eau froide. Voltaire composait des Eléments de la Philosophie de Newton. Des mathématiciens, Clairault, Maupertuis, venaient rendre visite à ces deux confrères amateurs. Le président Hénault, s'arrêtant à Cirey, y trouva installé un moine, grand géomètre. Il admira ce bâtiment simple et élégant, ces cabinets remplis de mécaniques, cette vie de travail.
De la petite cour voisine de Lunéville, arrivaient aussi des visiteurs. Une Mme de Graffigny, à cause de quelque chagrin domestique, vint chercher refuge à Cirey. Elle y fut reçue par « la Nymphe du lieu », qui était la divine Emilie, et par « l'Idole » (Voltaire lui-même), un petit bougeoir à la main. Avec eux vivait « le gros chat », une Mme de Champbonin, et
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