Voltaire
quelquefois, mais rarement, « le bonhomme », c'est-à-dire le marquis du Châtelet, homme discret et qui n'aimait pas les mathématiques. La vie était merveilleusement remplie. Mme du Châtelet et l'Idole ne paraissaient qu'au souper, que l'on prenait dans la galerie de physique, en face des sphères et des instruments. On parlait de poésie, de science, d'art; le tout sur un ton de badinage, sauf si le nom des ennemis de Voltaire (Jean-Baptiste Rousseau ou Desfontaines) était cité. Alors il perdait toute mesure, invectivait, maudissait, excommuniait. Cette faiblesse mise à part, il était charmant,offrant à ses hôtes tantôt une tragédie, une épître, tantôt le commencement de son Histoire de Louis XIV, tantôt un écrit scientifique ou quelques pages sur les Chinois, sur les Arabes.
Car tout l'intéressait : « Je voudrais que Newton eût fait des vaudevilles, écnvait-il, je l'en estimerais davantage... Il faut donner à son âme toutes les formes possibles ; c'est un feu que Dieu nous a confié, nous devons le nourrir de ce que nous trouvons le plus précieux. Il faut faire entrer dans notre être tous les modes imaginables, ouvrir toutes les portes de son âme à toutes les sciences et à tous les sentiments. Pourvu que tout cela n'entre pas pêle-mêle, il y a place pour tout le monde. » Et ailleurs : « Je vous avoue que je serais fort aise d'avoir courtisé avec succès, une fois en ma vie, la muse de l'Opéra. Je les aime toutes les neuf et il faut avoir le plus de bonnes fortunes qu'on peut, sans être pourtant trop coquet. »
Dans les lettres de Mme de Graffigny, on entrevoit la vie intime de ce couple d'étranges amants : « Madame est tyrannique; Voltaire est rebelle. S'il arrive dans un habit, elle le prie d'en changer. Il prétexte qu'il se refroidira. Elle insiste. Le ton monte. Voltaire sort, fait dire qu'il a la colique, et voilà les plaisirs au diable. » On parlemente, on boude, on se raccommode. Les boudeurs réapparaissent, se disent des tendresses en anglais. Voltaire se remet à table et recommande aux laquais de prendre bien soin de Madame. Puis, après le dîner, s'il est de bonne humeur, il donne lui-même la lanterne magique. Il y est admirable, introduit l'abbé Desfontaines, les Jésuites, Rousseau. Il s'anime tant qu'il renverse la lampe à esprit-de-vin. Voilà sa main brûlée. Il se trouve mal, se ranime pour proposer un spectacle de marionnettes, ou une comédie, ou unetragédie. Il distribue vingt manuscrits qu'on est obligé de lire en volant. Il exige que les autres prennent des rôles. Il faut se friser, s'agiter, répéter. Mme de Graffigny compte qu'en vingt-quatre heures, les hôtes de Cirey ont répété et joué trente-trois actes. « Hélas ! que le temps est court. »
IX
Louis XIV et Frédéric II
Dans la solitude de Cirey, Voltaire avait beaucoup écrit et poursuivi de vastes recherches. De ce travail, la part qui lui acquit le plus de gloire parmi ses contemporains n'est pas la meilleure. Elle comprend un discours en vers sur l'Homme, inférieur à celui de Pope, des épîtres, souvent agréables, jamais admirables (les plus charmantes sont celles qu'il jetait négligemment dans ses lettres) et des tragédies : Alzire, Mahomet, pièces à clef, philosophiques et sentencieuses, « dont les sous-entendus font toute la valeur ». Pour les gens de 1740, ce poète est le vrai Voltaire. Dès qu'il parle de science, comme dans son Newton, les savants protestent. Dès qu'il publie une Histoire, « les historiens accusent, dit Condorcet, cette histoire de n'être qu'un roman, parce qu'elle en a tout l'intérêt ». Le pauvre homme ne savait pas être ennuyeux. Comment l'eût-on jugé sérieux ?
Pendant toute sa vie, il fut curieux d'histoire et, si l'on tient compte de ce qu'elle était avant lui, il faut reconnaître qu'il y apporta une relative exactitude. C'était le temps où le Père Daniel, mis en présence de onze ou douze cents volumes de pièces originales etmanuscrits qui se trouvaient à la Bibliothèque du Roi, passait une heure à les parcourir et se disait fort content de ses recherches. Voltaire, plus précis, regarde les pièces, recherche les originaux et interroge les témoins. Pour lui l'histoire ne doit pas seulement conter la vie et les exploits des Rois, mais les transformations des peuples, les progrès des mœurs, des lettres et des arts. « Ce n'est pas une histoire, ce sont des histoires », dit-il de celle de l'abbé de Fleury.
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