Voltaire
aux dépens de la volonté et de la liberté humaines. Mais on a compris qu'un être humain, un événement humain, sont des amalgames plus complexes qu'on ne l'avait cru jusqu'alors. De même que, pour expliquer les phénomènes observés en physique, il faut imaginer les atomes comme des systèmes d'électrons, tournant autour d'un noyau central, de même pour comprendre un individu, il faut voir qu'il est fait de personnalités diverses, qui tantôt sont en lui toutes ensemble et tantôt se succèdent en lui. Il y a non seulement le personnel réel, déjà très difficile à définir, celui que nous croyons entrevoir lorsque nous nous examinons sincèrement nous-mêmes, mais il y a aussi celui que tout à l'heure nous appelions le masque, et qui, par exemple, dans le cas de Disraeli, était le cynique détaché de tout, alors que l'homme réel était un timide. Il y a le personnage tel que le voient les autres et qui varie suivant les témoins, parce que nous montrons à chacun de nos amis une face nouvelle de notre caractère. Le Byron que décrit Shelley n'était pas celui que décrit Trelawny, ni celui de Lady Blessington, ni celui de Claire Clairmont, cela sans qu'aucun d'eux ait manqué de sincérité. « Est-ce que je me contredis ? dit encore Walt Whitman. Très bien, je me contredis, je contiens des multitudes. »
L'homme moderne croit qu'il est impossible de rien comprendre à la psychologie de l'être humain sans examiner ses différentes faces et sans aller aux infiniment petits. Dans le roman français, Proust nous a donné cette analyse de détail et je crois qu'il a exercé une grande action sur vos propres romanciers. Enhistoire nous admettons tous que des événements qu'on avait jadis expliqués comme dus à quelque cause simple ou à quelque grand personnage sont, en réalité, la somme de petits actes et de petites volontés. Voyez par exemple combien les théories au sujet de la révolution américaine et de la guerre de l'Indépendance se sont transformées depuis quelques années. En biographie nous reconnaissons qu'un homme n'est pas un bloc de vertus ou de vices, qu'il ne s'agit pas de porter sur lui un jugement moral et que d'ailleurs il ne reste pas le même homme depuis l'adolescence jusqu'à la vieillesse. Dans Proust, le personnage de Saint-Loup a, au début, un beau caractère, pour devenir à la fin tout semblable à son monstrueux oncle, M. de Charlus ; de même il est possible que Disraeli, ayant commencé la vie avec des défauts de caractère graves, l'achève dans une sérénité qui n'est ni sans grandeur, ni sans beauté.
Il ne faut pas dire qu'à toute époque on a su que l'homme était un être complexe. Sans doute un Montaigne en France, un Shakespeare en Angleterre, connaissent aussi bien que Proust la complexité humaine, mais après eux, d'une part la Réforme, par l'idée de prédestination, restreint les possibilités de changement des personnes; d'autre part, en France, les psychologues classiques du XVII e siècle, construisant des caractères abstraits, les conçoivent nécessairement plus simples. Comparez par exemple la complexité de nuances d'un personnage comme Hamlet avec la relative simplicité des personnages de Corneille. Nicolson a très justement noté cette influence destructive des moralistes français du XVII e siècle et, d'une façon générale, de la mode des « caractères » sur la biographie.
« La popularité des caractères à la mode de Théophrastedonna de la méthode et de l'unité aux recherches psychologiques; mais par d'autres côtés son influence fut néfaste. Elle conduit les biographes à choisir certaines qualités et certains types, et à ajuster les détails de façon à ce qu'ils prennent place dans le cadre choisi. Cette méthode déductive, qui est opposée au réalisme inductif de notre génie naturel, peut être reconnue dans beaucoup de portraits historiques de cette période et c'est elle qui empêche les Vies de Walton d'atteindre à la perfection de la biographie pure. »
L'influence de cette psychologie classique qui avait besoin d'admettre, pour des raisons morales, que l'homme ne change pas, s'est prolongée pendant tout le XVIII e siècle et même pendant une grande partie du XIX e . Le romantique byronien s'abandonne à la fatalité de son caractère. Mais il croit plus que personne à l'unité tragique de ce caractère. Un personnage comme Byron nous semble étonnant parce qu'il est si peu conscient des causes
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