Voltaire
belle qui n'aurait jamais été la mienne.
Walt Whitman a dit là-dessus de belles choses : « Voilà par exemple Abraham Lincoln... On raconte sur lui toutes sortes d'histoires, certaines sont vraies, d'autres apocryphes; puis des volumes entiers d'histoires (histoires décentes et indécentes) lui sont attribuées : histoires vraies, histoires fausses, et ainsi Lincoln nous arrive plus ou moins falsifié. Et, pourtant, je sais que le héros est, après tout, plus grand que n'importe quelle idéalisation..., sans aucun doute..., de même que tout homme est plus grand que son portrait, un paysage que le tableau qui le représente et les faits plus grands que n'importe quel récit que nous en pouvons connaître. Je me dis souvent que chaque homme a dû être tellement différent de l'homme que nous rencontronsdans les mythes, dans ces mythes où l'on a oublié, ou mal expliqué, les circonstances, les incidents, la poussée, l'attraction des moments concrets. Il est difficile d'extraire la personnalité réelle d'un homme - de n'importe quel homme, - d'une telle masse chaotique, de tels débris historiques. »
Et l'homme qui a été pour Whitman ce que Boswell fut pour Johnson, Traubel, note ceci : « Whitman m'a dit l'autre nuit, comme il l'avait fait auparavant : "- Un jour vous écrirez sur moi; prenez soin d'écrire honnêtement : quoi que vous fassiez ne m'embellissez pas. Mettez là dedans tous mes jurons, mes enfers et mes damnations." Et il a ajouté : "- J'ai tellement détesté la biographie en littérature parce qu'elle n'est pas vraie... Voyez nos figures nationales : comme elles sont gâtées par des menteurs, par des gens qui croient qu'ils peuvent embellir le travail de Dieu tout-puissant, qui mettent une petite touche supplémentaire ici, une autre là, puis ici encore, puis là de nouveau, jusqu'à ce que l'homme véritable soit devenu méconnaissable." »
Whitman a raison : le biographe qui croit embellir le travail de la nature, en corrigeant le ridicule des grands hommes, en omettant une lettre d'amour écrite dans un moment de faiblesse, en niant un changement de front ou de doctrine, ce biographe mutile, enlaidit et, en dernière analyse, diminue son héros. Seul est plus dangereux le biographe qui néglige ou supprime des éléments de beauté, de grandeur morale de son personnage.
***
Nous avons essayé de définir le premier trait de la biographie moderne : la recherche hardie de la vérité. Mais le goût de la vérité serait une formule insuffisante pour caractériser à la fois la biographie moderne et notre temps, car ce n'est pas la première fois qu'une humanité sceptique se refuse à accepter une vérité déformée. Il en fut de même au temps des Grecs, puis au temps de la Renaissance, et cependant le type de biographie qui nous intéresse n'a pas été produit en ces temps-là. Les personnages de Plutarque ou ceux de Vasari, le grand biographe des peintres de la Renaissance, ne sont jamais des hommes complets, des hommes véritables. Pourquoi ?
Il semble que les écrivains de notre temps aient, plus que les esprits qui les ont précédés, le sens de la complexité et de la mobilité des êtres humains, et moins qu'eux le sens de leur unité. Cette attitude peut être expliquée, pour une part, par le renouveau des vieilles philosophies de la mobilité par Bergson et ses disciples ; d'autre part, par les progrès de la physique et de la biologie modernes qui, derrière les constructions relativement simples qu'on avait jadis édifiées (au temps où l'atome et la cellule semblaient les unités indivisibles composant les corps), ont découvert de nouveaux univers, infiniment petits, mais aussi complexes que celui dans lequel ils sont contenus.
Le psychologue a, sur ce point, imité le physicien. Dans l'esprit humain aussi, on avait cru découvrir des atomes indivisibles. On avait défini des caractères et des passions; tel homme était bon, tel autre méchant; Dickens était l'homme du foyer et Byron était le don Juan. Derrière ces constructions simples, l'historien moderne cherche le réseau presque invisible et pourtant présent qui les soutient. Dès qu'il regarde un peu profondément, il trouve une vie mystérieuse et souvent ignorée de celui même qui en a été le sujet et le lieu.
Sans doute on a poussé trop loin le système de Freud et peut-être a-t-on fait trop de place à l'inconscient, terme d'ailleurs mal défini, dans l'explication d'un caractère, cela
Weitere Kostenlose Bücher