Voltaire
convenances. La vie privée de l'homme, ses occupations quotidiennes, ses faiblesses, ses folies, ses fautes, devaient être passées sous silence. Si sa vie avait été notoirement scandaleuse, il n'y fallait faire que de vagues allusions 1 .»
« Quel droit, dit Tennyson, a le public à connaître les folies de Byron ? Byron lui a donné de beaux vers et il devrait se contenter de cela. »
L'auteur voyait mettre à sa disposition une masse de renseignements : lettres, carnets, journaux intimes ;mais tant de générosité l'obligeait à un strict loyalisme. Il était tenu de se montrer discret et élogieux. Lorsqu'il y avait une veuve, celle-ci surveillait à la fois le portrait de son mari et l'attitude qu'elle-même souhaitait se voir attribuer devant la postérité. Les résultats ne sont que trop connus. « Livres si bien farcis de vertu, dit un écrivain, que je me pris à douter de l'existence de toute vertu. »
Soudain, dans cette tranquille abbaye où s'entassaient les monuments aux lourdes draperies, Strachey plaça successivement Eminent Victorians et Queen Victoria. A côté des statues de pierre du XIX e siècle, ces terres cuites ironiques, gracieuses, étonnèrent et charmèrent. Tout ici était différent de la tradition du genre. Les biographes victoriens avaient raconté la vie de héros qu'ils admiraient sans réserves ; ils les avaient choisis à cause même de cette admiration. Strachey semblait presque avoir choisi les siens parce qu'il ne les admirait pas sans réserves. « Le choix d'un point de vue, écrit-il dans un article récent, n'implique nullement la sympathie. On pourrait presque dire que ce choix implique le contraire. Du moins, il est curieux d'observer qu'en beaucoup de cas de grands historiens en ont été aux couteaux tirés avec leurs sujets. » Et il montre que Gibbon, un des êtres les plus civilisés qui aient jamais vécu, a choisi pour son histoire une époque barbare et que Michelet, républicain et romantique, n'a jamais été plus grand historien qu'en traitant du siècle de Louis XIV. La remarque s'applique à merveille à Strachey lui-même. Il a choisi l'époque victorienne parce que son esprit est en réaction forte contre le victorianisme. Il n'est plus le sculpteur de monuments funéraires, il est le peintre parfait de portraits posthumes, légèrement (oh ! très légèrement) caricaturaux.
La méthode de Strachey n'a aucune lourdeur. Il necritique pas, il ne juge pas, il expose. Son procédé est celui des grands humoristes. L'auteur ne paraît jamais lui-même. Il se promène derrière la reine, derrière le cardinal Manning, derrière le général Gordon ; il calque leurs gestes, leurs tics de langage et obtient ainsi d'excellents effets de comique.
Le fait qu'il imite les habitudes de la reine, qu'il souligne comme elle tous les mots d'une phrase, qu'il écrit comme elle « lord M... » au lieu de « lord Melbourne », « Cher Albert » au lieu de « le prince Albert », tous ces petits détails créent une image très naturelle et très humaine. La citation d'un document officiel produit même parfois un effet d'humour assez cruel. Par exemple, quand il en arrive à la construction de l'Albert Memorial, Strachey ne dit pas que ce monument est laid; il nous le décrit simplement tel qu'il est et cite les propres mots de l'architecte.
Quand la méthode est employée par Lytton Strachey, par Nicolson, par quelques autres encore, elle produit des livres excellents parce que leurs auteurs sont trop bons artistes pour ne pas sentir combien il importe qu'une déformation artistique soit délicate et mesurée. Si au contraire elle est appliquée par des écrivains sans sympathie pour les êtres humains et sans pénétration psychologique, il arrive qu'elle ne produise que des effets de comique assez bas. Quelques-uns des disciples de Strachey, sans posséder sa profonde connaissance à la fois des faits et des hommes, se sont simplement servis de ses recettes. Au lieu de choisir, pour héros de biographies, « de grands hommes, pour que nous puissions imiter leurs vertus, ils se sont contentés d'hommes méprisables, pour que nous puissions rire de leurs folies ». Quelques-uns de ces livres font regretter l'ancienne Life and Letters en deux volumes qui, aprèstout, était un ouvrage d'érudition très utile et le lecteur est quelquefois justement excédé de « cette insolente manière de tirer des lions morts par la barbe ».
Même quand elle est maniée
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