Voltaire
réelles de ses passions. Il ne s'analyse pas; il n'essaie pas, comme un Meredith, de transformer son caractère; il l'accepte, mais il le croit homogène, ce qui est faux. C'est beaucoup plus tard, avec les grands Russes et en particulier avec Dostoïevski, que commence à reparaître l'idée d'une multiplicité vivante à l'intérieur d'une même âme. Puis l'analyse de Proust réduit en poussière l'idée de personnalité. Depuis l'analyse proustienne, il semble qu'il ne reste plus, pour reconnaître un homme, que son nom, son corps, son habit et quelques tics extérieurs. Là-dessous se développe la réalité, c'est-à-dire une succession d'états et de sentiments ensemble mais qui ne sont pas liés, et qui font que l'homme devient semblable à ces colonies d'animaux marins qui vivent au fond des mers. Il estune colonie de sentiments, un polypier de personnes diverses 2 .
Une telle image de l'homme est-elle juste? Aucune image de l'homme n'est juste. Ce qui est vrai de l'homme, comme de tous les phénomènes naturels, c'est qu'il obéit à des rythmes. Tantôt il est plus particulièrement conscient de sa complexité; tantôt au contraire il comprend qu'il ne vaut comme être social que s'il peut s'imposer une unité, celle-ci fût-elle artificielle. En ce moment précis de l'histoire, c'est le sentiment de la complexité qui domine, et nous pouvons indiquer, comme un deuxième trait moderne, le souci de la complexité de la personne.
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Il en reste un troisième. Je ne crois pas que l'homme moderne cherche dans une biographie tout à fait ce qu'y cherchait l'homme du XVII e siècle. L'homme classique, enfermé dans une doctrine religieuse et morale plus stricte, soutenu plus solidement par elle, cherchait surtout dans les livres qu'il lisait une confirmation de cette attitude. D'où son goût pour les traités de morale, pour les pensées, pour les biographies à la Plutarque. L'homme moderne est plus inquiet. Sollicité par ses instincts, dépourvu dans bien des cas de croyances fortes qui puissent l'aider à résister à ceux-ci, troublé par ses habitudes d'analyse, il souhaite, au cours de ses lectures romanesques ou historiques, trouver des frères d'inquiétudes. Ces luttes qu'il mène, ces longues etpénibles méditations auxquelles il s'abandonne, il voudrait croire que d'autres les connaissent et il est reconnaissant à des biographies plus humaines de lui montrer que le héros même a été un être partagé. Platon voulait qu'une âme humaine fût toujours écartelée par deux chevaux, l'un blanc, l'autre noir, qui le tirent, l'un vers le haut, l'autre vers le bas de sa nature. L'humanité, pendant quelques siècles, s'était efforcée d'oublier l'existence du coursier noir. Notre temps nie peut-être trop légèrement celle du cheval blanc, mais le bon biographe me semble être celui qui sait voir le blanc et le noir et qui montre comment un homme, ayant à conduire cette paire difficile, peut y réussir tant bien que mal. « La biographie, dit Nicolson, est une préoccupation, une consolation, non de la certitude, mais du doute. » Cela me paraît profond et vrai. Or, nous sommes à une époque de doute et c'est pourquoi il nous plaît de chercher dans la vie des grands hommes la preuve qu'eux aussi ont douté et ont pourtant réussi à agir.
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Nous avons maintenant, je crois, dégagé les traits essentiels de la biographie à notre époque. Pour des raisons que nous avons essayé d'expliquer nous demandons à l'historien la vérité pure de toute passion et nous croyons trouver cette vérité dans les changeants aspects d'une personnalité complexe. Nous allons examiner maintenant s'il est possible de concilier ces deux exigences de nos esprits. Le souci de la vérité suppose un appareil complet de documents; n' est-il pas à craindre que la personnalité ne se trouve noyée sous une tellemasse ? La recherche de la vérité historique est œuvre de savant; la recherche de l'expression d'une personnalité est plutôt une œuvre d'artiste; peut-on faire les deux en même temps? Tel n'est pas l'avis de Harold Nicolson, qui ne croit pas à la biographie œuvre d'art. Il pense qu'il y aura toujours lutte entre le contenu et la forme, et que s'il faut sacrifier l'un des deux, mieux vaut encore que ce soit la forme. Virginia Woolf, elle aussi, est inquiète.
« L'objet de la biographie », disait sir Sidney Lee, qui avait peut-être lu et écrit plus de Vies qu'aucun autre homme dans son temps,
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