Voltaire
avec art, avec modération, avec goût, l'attitude du biographe moderne a été souvent condamnée, et condamnée par de très bons esprits. Des critiques, des historiens professionnels ont dit : « Peut-être les personnages traditionnels qu'on nous avait décrits, le Wellington de la légende anglaise, le Washington de la légende américaine, n'étaient-ils pas vrais. C'est possible, mais que nous importe? Toute vérité n'est pas bonne à dire. Bien souvent nous connaissons, sur nos amis vivants, des histoires cruelles que nous nous gardons bien de raconter. Pourquoi montrerions-nous moins de loyalisme envers nos amis morts et envers les grands hommes? Sans doute ils n'étaient pas parfaits ; sans doute il y avait une part de légende dans le portrait trop beau qu'on avait peint d'eux. Mais cette légende n'inspirait-elle pas de grandes choses? Elle servait d'exemple à des hommes faibles qu'elle hissait au-dessus d'eux-mêmes. »
D'ailleurs était-elle tellement fausse? Souvent les actions d'un homme sont plus grandes que lui. Il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre ? Cela ne prouve pas qu'il n'y a pas de grands hommes; cela prouve qu'il y a peu de grands valets. On peut trouver et raconter sur un écrivain de génie ou sur un homme d'Etat des anecdotes qui le diminuent, mais était-il plus vraiment l'homme ordinaire ainsi dévoilé que le héros qu'avait cru voir tout un peuple ? Le héros n'était qu'un masque peut-être, mais le masque ne peut-il devenir la personne véritable? C'est M. Max Beerbohm qui a raconté, dans l'Heureux hypocrite, l'histoire de ce débauché qui porte, pour séduire une jeune fille, unmasque de jeune homme innocent et dont le visage finit par devenir semblable au masque. « Plutarque a menti », écrivait après la guerre un brillant pamphlétaire français. Peut-être est-ce vrai, mais n'est-il pas bon que Plutarque ait si bien menti ?
Pour répondre sur cette question du loyalisme envers le héros, on pourrait citer le docteur Johnson : « La valeur de toute histoire, dit-il, dépend de sa vérité. Une histoire est la peinture ou bien d'un individu, ou de la nature humaine en général. Si elle est fausse, elle n'est la peinture de rien. » Sans doute il peut y avoir des cas où la vérité est pénible à dire, soit par respect envers un ami mort, soit parce qu'elle offenserait une femme ou des enfants encore vivants. Dans ce cas, la solution est simple. Il ne faut pas écrire une telle vie. Si on l'écrit, il faut l'écrire vraie.
En ce qui concerne l'exemple, la valeur de la légende pour la formation du caractère du lecteur, il serait facile à Strachey de se défendre. Certes il est excellent de proposer aux hommes, et en particulier aux jeunes gens, de grands modèles, mais ils ne chercheront à les imiter que si ces modèles sont vraisemblables. La biographie élogieuse par système n'avait aucune valeur éducative parce que personne n'y croyait plus. Une génération, élevée dans le respect de la vérité scientifique, exigeait, pour s'abandonner à l'enthousiasme, la sincérité du biographe. En outre, la grandeur d'un caractère nous touche d'autant plus que, par d'autres côtés, nous sentons ce caractère humain et proche de nous. Si un être qui a nos faiblesses est arrivé, par la force de sa volonté, à la sainteté ou à la gloire, nous nous sentons encouragés et peut-être améliorés. Mais qui souhaiterait imiter les attitudes d'une statue de pierre ?
Il serait d'ailleurs faux de dire qu'une méthode comme celle de Strachey enlève toute grandeur à ses héros.
Le général Gordon tel qu'il nous l'a peint, et même son prince Albert, sont des personnages qui ont de la noblesse et qui nous sont sympathiques. Dans le cas de la reine Victoria, peut-être Strachey avait-il commencé son livre avec des intentions ironiques, mais il l'a terminé par un portrait plein de majesté et de naïve poésie. C'est l'un de vous qui, l'autre jour, me disait que le phénomène le plus remarquable de la biographie moderne est la conquête de Strachey par la reine Victoria. Ce que Strachey a montré, ce n'est pas que le héros est un homme ordinaire, mais qu'un homme ou une femme ordinaire peuvent devenir un héros ou une héroïne. Il me semble que cette idée est rassurante pour le lecteur moyen. Si j'étais un des héros de Strachey, il me plairait mieux d'être aimé pour ce que j'ai été vraiment, qualités et défauts mêlés, que pour une âme trop
Weitere Kostenlose Bücher