Voltaire
besoin d'indépendance et vers le mépris des règles de politesse sociale.
Cela d'autant plus que, même pour les hommes qui ont été modestes, tranquilles, qui ont eu peu d'ambition, comme Pasteur par exemple, ou Darwin, la biographie retient surtout d'eux les actes par lesquels ils différaient des autres et donne à leurs personnes un relief que n'ont pas les hommes moyens et que sans doute ils n'avaient pas eux-mêmes pour ceux qui les connaissaient.
Lisez les Vies officielles de Herbert Spencer; vous n'y trouverez pas cet étrange vieillard si occupé de repeindre avec de l'encre rouge les fleurs de son tapis, tel que le connurent les deux charmantes vieilles filles avec lesquelles il passa plusieurs années à la fin de sa vie, et qui écrivirent Home Life with Herbert Spencer.
Je sais bien que l'on peut répondre : «Il vaut mieux qu'il en soit ainsi. Que nous importe, si nous voulonsjuger une philosophie, et même un philosophe, de savoir qu'il attachait une grande importance à la couleur de son tapis ou à l'épaisseur de ses chaussettes ? »
Je ne sais pas. Il est toujours dangereux de donner comme exemple d'une vie possible une vie devenue irréelle par un trop grand nombre d'omissions. Je crois, certes, que la vérité sur un homme devrait avant tout contenir tout ce qui forme sa grandeur, mais je crois qu'il ne faudrait pas toujours négliger ce qui fait sa petitesse, car la vraie grandeur est souvent faite de petitesses dominées.
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Résumons maintenant l'action morale de la biographie. Elle éveille en nous le sentiment de la grandeur ; elle donne confiance en montrant la force de l'individu ; elle peut présenter le danger d'exciter toujours et de ne calmer jamais. Et pourtant, si elle sait montrer, à côté des événements tragiques de la vie, le calme et l'oubli qui les suivent, à côté des grandes ambitions, la vanité des réalisations, elle peut aussi apaiser. Il y a à la fois une grande beauté et une grande douceur dans l'image du vieux Ruskin assis devant sa fenêtre, regardant vaguement les nuages et murmurant : « Beautiful... beautiful... » Le biographe qui, comme Strachey, sait faire passer à travers le récit des faits l'idée poétique du destin, celle de la fuite du temps, celle de l'humilité de la condition humaine, nous apporte une secrète douceur.
Pour bien exprimer cette plus grande morale, il faut surtout que le biographe ne pense jamais à la morale. «En 1840, dit Nicolson, la gravité morale intervint de nouveau et l'art de la biographie déclina, jusqu'en1881. » C'est vrai; tout biographe devrait écrire sur la première page de son manuscrit : « Tu ne jugeras point. » Le jugement moral peut être suggéré; dès qu'il est exprimé, le lecteur se trouve rappelé dans le monde de l'éthique et échappe au monde de l'esthétique.
Lytton Strachey, dans un remarquable article sur Carlyle, montre que le désir d'être un prophète a beaucoup nui à la valeur de Carlyle comme historien.
« Etre un prophète, c'est être un moraliste; et c'était les préoccupations morales qui, chez Carlyle, nuisaient si fort à ses instincts artistiques. C'est curieux : mais la moralité semble appartenir à une classe de choses qui ont la plus grande valeur, qui sont en fait une partie essentielle de tout mécanisme humain, mais dont on ne devrait parler qu'avec beaucoup de circonspection. Carlyle ne savait pas cela et le résultat a été désastreux. En particulier, dès qu'il écrit l'histoire, il lui est impossible d'échapper aux effets dévastateurs de sa téméraire moralité.
« C'est peut-être la platitude d'un tel état d'esprit qui est son caractère le plus exaspérant. Vraiment, l'on pense que le pauvre Louis XV aurait pu être autorisé à mourir sans un sermon de Chelsea. Mais non ! Il ne faut pas laisser échapper l'occasion. Le prédicateur prend une brève inspiration et prononce un discours, avec une singulière emphase, sur les données les plus évidentes : la mortalité, la fragilité des couronnes, la vanité des plaisirs...
« Il y a une grandeur imaginative dans sa conception de Cromwell, par exemple. Mais tout est gâté par le désir dominant de transformer l'étrange protecteur en un héros moral fait pour plaire à Carlyle lui-même, de sorte que, après tout, les lignes sont brouillées, la production confuse et le portrait décevant. »
Oui, toute préoccupation morale, dans une œuvre d'art quelconque, qu'il s'agisse d'un roman ou d'une
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