Voltaire
biographie, tue l'œuvre d'art. Dès qu'on veut prouver quelque chose, on ne prouve rien. Cela n'empêche pas que de grands thèmes moraux ne puissent imprégner l'œuvre. Pensez une fois de plus aux drames lyriques de Wagner; on ne peut dire que la Tétralogie prouve quelque chose, mais elle est traversée par de grands thèmes : la Servitude de l'Or, la Rédemption par l'Amour, thèmes qu'élargit encore cette langue à la fois confuse et claire qu'est la musique. Je crois qu'il en pourrait être de même dans une grande biographie inspirée et soutenue par de fortes passions. Il lui est interdit d'avoir un but moral, mais il est beau qu'on y entende sonner de temps à autre la trompette de la Destinée
CHAPITRE CINQUIÈME
L'autobiographie
AU moment de commencer une série de conférences sur un unique sujet, le conférencier cherche une idée centrale qui puisse, au cours de la série, lui servir de fil directeur. Quand il a bien tourné autour du sujet, quand il l'a abordé par des côtés très différents, il finit par apercevoir ce qui lui donne son unité. La série est alors comme un de ces grands parcs au centre desquels est un château. Le parc est bien dessiné; toutes les allées convergent vers le centre d'une étoile. Quand on entre par une petite porte, on ne sait d'abord quelle direction prendre ; on traverse une première, une deuxième, une troisième allée; on voit alors qu'elles suggèrent toutes l'existence d'un centre invisible, et le plan d'ensemble apparaît. Je crois que c'est ce qui nous arrive. Nous avons abordé la Biographie par l'allée «œuvre d'art », par l'allée «moyen d'expression », par l'allée «science»; nous voyons que toutes nous conduisent vers une question centrale : est-il possible de savoir la vérité sur un homme? Jusqu'à présent la réponse nous a paru négative. Il reste un cas où nous pourrions former quelque espoir : c'est celui de l'autobiographie.
« C'est par lui-même que la vie de tout homme pourrait être le mieux écrite », dit le Dr Johnson. Le grand docteur a-t-il raison? Sans doute, il semble en effet que chaque homme connaisse assez exactement les faits de sa propre vie et qu'il lui suffirait d'être honnête pour en donner un récit complet. Il semble, en particulier, que s'il souhaite écrire une biographie psychologique, il puisse aussi, mieux que personne, retrouver ses mouvements intérieurs, les mobiles de ses actes et, bien plus, les secrets des actes qu'il aurait voulu accomplir et que les circonstances ne lui ont pas permis d'accomplir. Telle est la première apparence. Si l'on réfléchit plus longuement, on voit qu'il y a de sérieuses réserves à faire. Plusieurs causes jouent pour rendre inexact ou mensonger le récit autobiographique :
1° La première est l'oubli. Dès que nous voulons écrire l'histoire de notre vie, la plupart d'entre nous découvrent qu'ils en ont oublié une grande partie. Pour beaucoup, l'enfance est entièrement abolie. Pour mon compte, jusqu'à l'âge de sept ou huit ans, je ne trouve que quelques rares souvenirs éclairés ; ils se présentent comme de petits tableaux isolés qu'entoure, des deux côtés, la plage noire de l'oubli. Peut-être est-ce chez moi infirmité personnelle, car certains auteurs semblent avoir les souvenirs les plus lointains. Tolstoï se rappelait fort bien l'impression qu'il éprouvait quand, à l'âge de six mois, on le plaçait pour le laver dans une cuve de bois; il se souvenait de l'odeur du bois savonné et de cette sensation glissante et grasse sous ses pieds. Sir Edmund Gosse, dans Père et fils, a des souvenirs d'enfance précis et évidemment véridiques. Goethe se souvient très bien de ses promenades d'enfant sur les murs de Francfort; il est curieux de voir que chez lui l'enfant avait déjà ce sentiment d'aimer à plonger enmille vies diverses et qu'il éprouvait, en regardant à ce moment les petits jardins des bourgeois de Francfort, des impressions qui étaient déjà d'un « homme de lettres ».
Anthony Trollope décrit admirablement ses impressions d'écolier de sept ans. « Je me souviens très bien, dit-il, du Dr Butler, notre principal, m'arrêtant dans la rue et me demandant, avec toutes les foudres de Jupiter dans son sourcil et tout le tonnerre dans sa voix, s'il était possible que l'école d'Harrow fût déshonorée par un petit garçon aussi affreusement sale que moi. Oh ! ce que j'ai pu sentir à ce moment! Mais mes sentiments n'étaient pas
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