Voltaire
telle intelligence sentimentale, il écrira un détestable Carlyle. Dans toute vérité psychologique il y a, et il faut qu'il y ait, une part de divination. Ce n'est pas par la seule raison critique que l'on peut comprendre pourquoi Byron n'aimait pas lady Caroline Lamb; il faut, par de longues lectures, par une grande familiarité avec ses lettres, se faire des réactions à peu près semblables à celles de Byron et, tout d'un coup, le personnage s'illuminera pur l'intérieur parce que, pendant un instant, même court, il aura coïncidé avec nous.
« Ah ! que la méthode est encore dangereuse ! » diront les historiens. Nous le savons bien. Elle est très dangereuse; elle demande à être maniée avec une prudence infinie, avec une parfaite honnêteté, avec un ferme désir de ne jamais altérer un fait. Il n'y a, en sa faveur, qu'un argument, mais il est tout-puissant : c'est qu'il n'y a pas d'autre méthode. On peut comprendre un fait scientifique par analyse et synthèse; on ne peut pas comprendre un être humain en épuisant sur lui tous les détails, parce qu'un être humain représente une complexité infinie et, qu'eût-on même des centaines d'années devant soi, on n'épuiserait jamais cette complexité. Il faut comprendre par coup d'Etat.
***
Et le lecteur? Le lecteur, lui aussi, cherche dans la biographie un moyen d'expression.
« Le très réel plaisir que le lecteur intelligent trouve aujourd'hui dans la biographie, dit M. Nicolson, n'a pas pour cause, en général, une énergie de pensée très active. Ses réactions sont provoquées par de lents processus d'identifications et de comparaisons. Il s'identifie avec certains caractères et compare ses propres sentiments et ses expériences avec les leurs. Ce processus, comme dit lord Oxford, procure de réels plaisirs. »
Là aussi il y a mimétisme, mais mimétisme en sens contraire. Le biographe se faisait semblable à sou héros pour essayer de le comprendre; le lecteur se fait semblable au héros pour essayer d'agir comme lui. Rien n'a plus d'influence sur les actions des hommes que la connaissance d'actions d'autres hommes. « Puisque cela a été fait, je puis le faire », se dit le lecteur. Il est frappant de voir, en lisant l'histoire de Napoléon, l'influence qu'a eue sur lui la lecture de Plutarque et, d'une façon générale, l'influence de Plutarque sur tous les hommes de la Révolution française. Puis, trois générations plus loin, nous retrouvons l'influence del'histoire de la Révolution elle-même sur les hommes politiques français des partis de gauche; tel se croit Danton, tel autre Saint-Just, tel autre Mirabeau. Voyez aussi, dans la jeunesse de Disraeli, combien la vie de César ou celle des grands hommes d'action religieux (et même celle de Loyola) ont eu d'influence sur sa formation.
Si nous pensons à nous-mêmes qui sommes, je crois, pour la plupart, des êtres dépourvus d'ambition et dans l'âme desquels les grandes vies politiques ne font pas vibrer de cordes à l'unisson, nous pouvons cependant constater des influences morales exercées par la lecture de Vies. Cette influence est souvent bonne, parce que les hommes dont on écrit la vie sont presque toujours des hommes supérieurs à la moyenne et qui nous emportent, au-dessus de soucis d'existence assez médiocres, dans une région de création plus libre et de pensée plus haute. Après avoir lu la vie de Beethoven, ou celle de Ruskin, ou celle de Goethe, on ne se sent naturellement pas l'égal de ces grands hommes, mais tout de même on a découvert qu'il existe en toute âme un personnage qui comprend et qui approuve les plus nobles de leurs attitudes. Nous nous disons que chez eux aussi ce coin de grandeur a pu être au début perdu dans une jungle de désirs et de passions contraires. Nous pensons que peut-être il suffirait de cultiver ce petit carré de terrain, de le mettre à l'abri des herbes envahissantes, pour arriver d'abord à le sauver puis à l'étendre. Comme on sort meilleur de la lecture des grands romans, de Guerre et Paix ou de Middle maroh, ou de Mrs. Dalloway, on sort meilleur de la lecture des grandes Vies.
Par là, qu'on le veuille ou non, la biographie est un genre qui touche à la morale et plus qu'aucun autre enlittérature. Sans doute, nous venons de le dire, le roman éveille lui aussi des sentiments forts; toute œuvre d'art, en tant qu'elle suscite des émotions et par là des désirs d'action, touche à la morale. Mais la
Weitere Kostenlose Bücher