Voyage au Congo
beaux ; désencombrés de lianes, leurs troncs sont plus distincts ; de leurs branches pend une profusion de lichen vert tendre, comme on en voit aux mélèzes de l’Engadine. Certains de ces arbres sont gigantesques, d’une taille qui doit dépasser de beaucoup celle de nos arbres de France ; mais dès qu’on se trouve à quelque distance, et tant le fleuve est immense, on ne peut en juger. Le palmier-liane, si fréquent il y a quelques jours, a disparu.
Vers le soir, le ciel s’éclaircit enfin ; on revoit l’azur avec ravissement et la surface libre des eaux reflète, non vers le couchant, mais vers l’est, une apothéose dorée, où de tendres nuances pourpres se mêlent.
Couché devant Laenza. Au crépuscule, nous parcourons ce médiocre petit village sans intérêt. Dans une case, une femme vient d’accoucher. L’enfant n’a même pas encore commencé à crier ; il tient encore au placenta. Devant nous une sage-femme tranche avec un couteau de bois le cordon ; elle en laisse à l’enfant une longueur qu’elle mesure soigneusement à la nuque après avoir fait passer le cordon par-dessus la tête du petit. Le placenta est alors enveloppé dans une feuille de bananier ; sans doute doit-il être enterré selon certains rites. À la porte se pressent des curieux ; elle est si basse qu’il faut se baisser beaucoup pour entrer. Nous donnons un « pata » (cinq francs) pour fêter la venue au monde de la petite Véronique, et remontons à bord, où nous sommes bientôt assaillis par une hordede charmantes petites cigales vertes. Le Largeau repart à deux heures du matin. La lune est à son premier quartier ; le ciel est très pur ; l’air est tiède.
24 septembre.
Relu les trois premiers actes du Misanthrope. Ce n’est pas, à beaucoup près, la pièce de Molière que je préfère. À chaque lecture nouvelle se précise mon jugement. Les sentiments qui font les ressorts de l’intrigue, les ridicules que Molière satirise, comporteraient une peinture plus nuancée, plus délicate, et supportent assez mal ce grossissement et cette « érosion des contours » que j’admire tant dans le Bourgeois, le Malade, ou l’Avare. Le caractère d’Alceste me paraît un peu fabriqué, et, précisément parce qu’il y met du sien, l’auteur s’y montre moins à l’aise. Souvent on ne sait trop de quoi ni de qui il se moque. Le sujet prêtait au roman plutôt qu’au théâtre où il faut extérioriser trop ; les sentiments d’Alceste souffrent de cette expression forcée qui ajoute à son caractère un ridicule de surface et de moins bonne qualité. Les meilleures scènes sont peut-être celles où lui-même ne paraît pas. Enfin l’on ne voit pas, mise à part sa franchise (qui n’est le plus souvent qu’une insupportable brutalité), quelles sont ces éminentes qualités qui, nous est-il donné à entendre, le rendraient digne de hauts emplois.
Arrêt à dix heures devant Bétou. Les indigènes, de race Modjembo, sont plus sains, plus robustes, plus beaux ; ils paraissent plus libres, plus francs. Tandis que mes deux compagnons gagnent le village le long le la rive, je m’achemine vers le poste de la Compagnie Forestière. Une escouade de très jeunes filles est occupée à sarcler le terrain devant le poste. Elles travaillent en chantant ; vêtues d’une sorte de tutu fait de fibres de palmes tressées ; beaucoup ont des anneaux de cuivre aux chevilles. Le visage est laid, mais le torse admirable. Longue promenade solitaire, à travers des champs de manioc, à la poursuite d’extraordinaires papillons.
Le village, où je vais ensuite, est énorme, mais sans attraits. Plus loin, à demi perdue dans la brousse, l’église, abandonnée depuis deux ans, car ce peuple n’a jamais consenti à écouter l’enseignement des missionnaires, ni à se soumettre à leur morale. L’église, porte et fenêtres ouvertes, est déjà tout envahie par les herbes. Le long du fleuve, un peuple d’enfants s’amuse à plonger du haut de la berge.
Vers deux heures, le fils Mélèze nous quitte. Il gagne en pirogue la rive belge, à Boma-Matangué, avec sa « ménagère » et un petit boy de douze ans, chargé d’espionner la femme, et de faire office de rapporteur.
25 septembre.
Nous accostons à la rive belge, au pied d’un arbre énorme, pour passer la nuit. Arrivés devant Mongoumba vers onze heures. Un monumental escalier de bois, bordé de manguiers, mène au poste. La
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