Voyage au Congo
long temps passa et je me désolais de plus en plus, imaginant Sindbad forcé d’aller jusqu’au village, ne parvenant à retrouver les cinq hommes qu’en éventant leur démarche, qu’en les compromettant, qu’en les perdant. Au bout d’une demi-heure, Adoum nous annonce un nouveau plaignant. Celui-ci vient d’une île voisine ; a sauté dans sa pirogue sitôt qu’il a vu passer le vapeur, dans l’espoir d’y rencontrer un blanc à qui il puisse parler. Il se penche en avant et montre au-dessus de la nuque la cicatrice très apparente d’une large blessure récente ; écartant son boubou il montre une autre blessure entre les épaules. Ce sont les coups de chicotte d’un « partisan » (?) du chef de canton. Le partisan s’était d’abord emparé de trois des quatre chèvres laitières que cet homme gardait devant sa case pour subvenir à la nourriture de sa femme et de ses enfants ; et comme le partisan faisait mine de prendre encore la quatrième, l’autre avait protesté ; c’est alors que l’agent de Kayala Korami, le chef de canton, l’avait frappé.
Un peu plus tard (l’entretien avec ce premier plaignant venait à peine de finir) quatre autres indigènes sont venus. L’un se plaint que Kayala Korami se soit approprié le troupeau de huit vaches qui devaient lui revenir en héritage après la mort du frère de son père. Le second raconte qu’il a donné 250 francs à Kayala Korami pour être nommé chef de village. Celui-ci en réclame encore autant et, comme l’autre déclare qu’il n’est pas assez riche pour les donner, Korami menace de le tuer – et garde les 250 francs donnés d’abord. Les deux derniers, terrorisés par Kayala Korami, en sont réduits à vivre dans la brousse, dont ils ne sortent que la nuit pour allerretrouver, près du village, des parents ou des amis qui leur apportent à manger.
Ce que je ne puis peindre, c’est la beauté des regards de ces indigènes, l’intonation émue de leur voix, la réserve et la dignité de leur maintien, la noble élégance de leurs gestes. Auprès de ces noirs, combien de blancs ont l’air de goujats. Et quelle gravité triste et souriante dans leurs remerciements et leurs adieux, quelle reconnaissance désespérée envers celui qui veut bien, enfin, considérer leur plainte.
Ce matin, dès l’aube, de nouveaux plaignants sont là, attendant notre bon vouloir. Parmi eux un chef, que nous faisons passer d’abord. Tout ce que je disais des hommes d’hier soir est encore plus marqué chez celui-ci. Un de ses administrés l’accompagne qui, lorsque nous l’avons invité à s’asseoir, s’accroupit à terre, aux pieds du chef, blotti dans un pli de sa robe, comme un chien, et par instants pose sa tête sur ou contre le genou du chef, en signe de respect, presque de dévotion, mais aussi, dirait-on, de tendresse.
Le chef nous montre sur le dos de cet homme des cicatrices de blessures et des traces de coups. Il nous dit les exactions de Korami, les gens de son village terrorisés, désertant pour une circonscription voisine. Avant les nouvelles dispositions prises par l’administration française, alors que les chefs de villages n’étaient pas encore subordonnés à des chefs de cantons, tout allait bien… Non, non, ce n’est pas des autorités françaises qu’il a à se plaindre. Ah ! si seulement il y avait plus de blancs dans le pays ; ou si seulement les blancs étaient mieux renseignés ! Si seulement ils connaissaient, ces blancs qui gouvernent, le quart des méfaits de Korami, assurément ils y mettraient bon ordre. Mais c’est Korami lui-même qui les renseigne, ou des gens intimidés, terrorisés par Korami. Hélas ! la famille de Korami est nombreuse ; s’il venait à mourir, son fils lui succéderait, ou l’un de ses frères, et tout irait de mal en pis. Nous lui demandons s’il connaît, en dehors de la famille de Korami, quelque indigène capable de remplacer cet odieux chef de canton ; alors, très modestement en apparence et sans astuce, très naturellement, il se désigne. Marc relève son nom, comme il a relevé ceux des autres plaignants. Du reste lui n’a pas à se plaindre personnellement ; c’est au nom des habitants de son village qu’il parle. – Et tandis qu’il nous parle, voici que s’amène Korami lui-même, flanqué de ses partisans, de ses gardes, de toute sa suite. Korami vient nous présenter ses hommages, mais du même coup regarder si des plaignants ne
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