Voyage au Congo
retour. Nous ne pourrons repartir que demain.
Je suis sorti de nouveau hier, vers le soir, avec mon fusil sur l’épaule ; mais je n’ai rien tué. Les oiseaux sont si peu craintifs qu’on se fait scrupule de les tirer presque à bout portant. Glorieuse fin du jour. Si peu élevée que soit la dune, on domine un large bras de lac où la gloire du couchant doré se reflète. Sérénité majestueuse, indifférente et sans douceur.
Nous avons levé l’ancre à cinq heures du matin. Le ciel est d’une pureté saharienne. Il a fait de nouveau très froid cette nuit ; mais, par absence de vent, froid supportable.
Nous faisons escale vers sept heures, devant un assez important village, complètement déserté. Certaines des huttes, soigneusement closes, comme barricadées, marquent chez les habitants une idée de retour. On finit par découvrir, derrière une hutte, une vieille femme borgne, accroupie, vêtue de guenilles terreuses. Elle nous explique dans un grand flux de paroles qu’elle n’a pas suivi l’exode général, parce qu’elle est trop faible et à moitié paralysée. À ce moment on aperçoit, non loin, devant une autre case, une autre vieille, qu’elle nous dit être restée pour la soigner. Nous interrogeons tour à tour l’une et l’autre, mais leurs récits ne concordent pas, et Adoum transmet mal nos questions et leurs réponses. Quand on demande depuis combien de temps les autres habitants sont partis, on a comme réponse le nom du chef de villageet le nombre de bras d’eau qu’il faut traverser pour gagner l’île où les autres se sont rendus. La loquacité de chacune de ces deux vieilles abandonnées est cauchemardante. Elles radotent éperdument. Si elles n’ont pas suivi les autres, c’est aussi qu’elles ne savent pas (ou ne peuvent plus) nager. Les autres sont partis depuis vingt et un jours. La plus infirme indique le nombre en faisant dans le sable vingt et un sillons avec l’index. Quoi que ce soit qu’on lui demande, elle se livre à une sorte de comptabilité maniaque en traçant du doigt des lignes qu’aussitôt ensuite elle efface du plat de la main. Les hommes sont partis pour trouver de quoi faire face à l’impôt, ou pour tenter de s’y soustraire ; on ne sait {85} . Ces gens n’auraient sans doute aucun mal à payer un impôt qui n’a rien d’excessif, si le recensement était tenu à jour, si chacun, d’après un recensement vieux de quatre ans, n’avait pas à payer parfois pour trois ou quatre disparus.
Escale vers midi, dans une grande île, d’un abord assez difficile, encombré de papyrus, de roseaux et de buissons d’ambatch. Je remarque dans l’eau plusieurs coléoptères nageurs, et une exquise petite plante flottante qui donne à la surface de l’eau un aspect rougeoyant. À la manière de nos lentilles d’eau, elle n’a qu’une feuille ; triangulaire et divisée comme une feuille de fougère. Nous mettons les deux baleinières bout à bout, mais il reste un espace marécageux que nous traversons à dos d’homme. Une demi-heure de marche vers l’intérieur de l’île (toujours la même monotone végétation : mimosas et principalement ce baguenaudier à jus blanc) et nous arrivons en vue d’un village ; on s’approche ; toutes les cases sont désertées. Pourtant nous distinguons devant une case un groupe de gens. Trois hommes, en nous voyant approcher, s’enfuient dans la brousse. À l’aide de deux interprètes – Adoum et un type de l’équipage, d’une musculature herculéenne, au visage très fin, qui a nom Idrissa et que nous appelons Sindbad – nous parlons à ceux qui sont restés – cinq femmes et trois garçons. Marc prend des photos et nous distribuons des piécettes de cinquante centimes dont on est obligé de leur expliquer la valeur qu’ils ignorent. Quelle distinction, quelle douceur et quelle noblesse dans le visage de l’aîné des garçons qui nous parle ! Marc fait demander s’il n’est pas le fils du chef ; mais non ; son père n’est qu’un simple cultivateur qui est parti avec tous les gens de ce village. Les trois garçons qui se montraient très craintifs d’abord, s’apprivoisent lentement. Ils nous disent que certains de leurs parents sont taxés à 30 et même 35 francs d’impôt – eux-mêmes sont taxés à sept francs, bien que les deux plus jeunes n’aient certainement pas plus de treize ans. Ils nous proposent du lait caillé dans des vases-bouteilles de jonc tressé,
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