Voyage au Congo
Cuverville.
APPENDICE AU CHAPITRE VII
Je dois à l’obligeance de Monsieur de Poyen-Bellisle la communication que voici.
I
Après la conquête du Tchad, les militaires ne perçurent, en supplément des vivres alloués par l’intendance, qu’une mensualité de 40 à 50 francs. Cette mesure permettait de supprimer les transferts d’argent très difficiles à cette époque, elle contraignait les militaires, qui touchaient à Brazzaville, au retour, un rappel de solde pour toute la durée de leur séjour au Tchad, à faire des économies, mais elle les obligeait aussi à ne pas payer aux indigènes la valeur réelle des produits du cru.
Au début, aucun cours de ces produits n’étant établi en argent, ni même établi du tout, l’inconvénient n’était pas grand ; l’abus commença seulement à partir du jour où les rentes commerciales devenues sûres, des produits importés furent mis en vente sur les marchés du Tchad, où la possibilité d’acquérir des produits venus de l’étranger ne fut plus limitée aux seuls Chefs. Même avant la guerre, avant la chute du franc, il n’y avait déjà plus de commune mesure entre les prix exigés du consommateur indigène obligé ou désireux d’acheter des marchandises d’importation et les prix de vente imposés au même indigène pour les produits de sa terre ou de son industrie. Il y eut donc abus. L’habitude devivre à bon compte est une de celles auxquelles les Français tiennent le plus et ils s’y attachèrent d’autant plus qu’il était en leur pouvoir d’en faire une règle. Personne, de 1918, date à laquelle la valeur des produits importés s’éleva sans cesse, jusqu’à 1926, n’eut l’idée (ou s’il l’eut il l’écarta comme une pensée déplaisante) que les prix payés aux indigènes devaient être augmentés. Les prix des produits du cru étaient approximativement ceux-ci dans la région de Fort-Lamy, il y a une dizaine d’années : bœuf sur pied 25-50 frs, mouton 1.50-2.50 frs, viande au détail 0,20 à 0,25 frs le kg, œufs, un et même deux pour 0,05, poulet 0,25 à 0,50 frs, mil 0,05 le kg, lait 0,10 le litre, huile d’arachides et beurre 0,70 le litre. – À ce moment, si le coût de la vie était déjà manifestement trop faible pour les Européens, l’existence matérielle était facile pour les indigènes non producteurs, obligés de s’approvisionner dans les marchés. La comparaison ci-dessus se limite aux produits du cru. Mais tandis que la valeur du franc diminuait, l’injustice allait grandissant. À la fin de 1925 – je prends pour baser mon raisonnement l’article importé de vente la plus courante – un yard de calicot valait 10 frs, alors qu’il coûtait au plus 0,75 frs en 1918. Les autres produits importés avaient augmenté de valeur dans des proportions analogues.
De par la volonté des Européens intéressés à tenir très bas les cours des produits du cru, les indigènes pouvaient s’alimenter à bon compte, le mil, l’aliment essentiel, se payait 0,05 le kg, 4 frs l’hectolitre ; très au-dessous de sa valeur. Le producteur était lésé, mais le consommateur indigène bénéficiait des prix fixés, imposés arbitrairement par les Européens qui entendaient avant tout vivre économiquement et que cette volonté fermait à tout raisonnement comme à toute justice.
À la fin de 1925, un facteur nouveau vint compliquer la question : la récolte de mil fut déficitaire partout et manqua complètement dans de nombreuses régions. En décembre quelques tonnes de mil apportées sur le marché de Fort-Lamy ayant dû, sur l’ordre de l’Administration, être vendues au prix très inférieur aux prix pratiqués sur les marchés voisins du Cameroun, Fort-Lamy se vit privé de tout approvisionnement en mil. Le mil ne reparut à Fort-Lamy qu’à partir du jour où liberté absolue du commerce fut officiellement proclamée. À chaque marché, il en était mis en vente des quantités très suffisantes pour les besoins de la population, mais le prix s’éleva vite, pour se maintenir durant plusieurs mois à 1.50 frs le kg. L’indice du coût de la vie des indigènes passait subitement de 1 à 20, sinon davantage. Avant cette époque les produits destinés aux Européens avaient bien subi une légère augmentation à Fort-Lamy même ; dans la brousse ils étaient restés tels qu’en 1918. À Fort-Lamy, lorsque la hausse du mil se produisit, un poulet se payait de 0,75 à 1 frs, la viande
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