1914 - Une guerre par accident
on avait trop provoqué les Anglais,
inutilement. Ballin se reprochait à présent de n’avoir su dire au Kaiser que sa
flotte de guerre n’avait aucune justification, que ses bateaux de commerce
n’avaient nul besoin de protection. Tout le monde, lui le premier, avait péché
par faiblesse envers l’empereur. À présent, c’était trop tard.
De son bureau de la Hapag, Albert Ballin refit ce soir-là avec
Bernhard Huldermann, son principal collaborateur, le pointage précis de la
situation commerciale. Sur les 175 bâtiments que comptait sa flotte, seuls
80 étaient en sécurité. Une douzaine étaient sur le point d’être saisis par les
Alliés. Pour les autres bateaux, qui se trouvaient dans des ports neutres dont
près de la moitié aux États-Unis, on ne savait pas encore. Ce n’est que plus
tard qu’on apprendrait qu’ils étaient retenus et ne reviendraient pas en
Allemagne. Parmi ceux-ci, le Vaterland , fleuron de la compagnie. Les
pertes financières, Ballin les évaluait d’ores et déjà à deux voire trois
millions de marks par mois.
*
Dans la quiétude du palais de Buckingham, le roi
George V fit demander à sir Frederick Ponsonby, son conseiller privé,
d’aller dire adieu de sa part au prince Lichnowsky, en partance pour Berlin
avec son épouse. Reconnaissant les efforts personnels de l’ambassadeur, le
cabinet Asquith avait décidé de lui faire rendre les honneurs militaires au
moment de son départ, à la gare de Paddington.
Avant d’aller se coucher, le souverain fit le point de la
journée dans son Journal : « Assez chaud, des averses et du
vent. J’ai réuni un conseil à 10 h 45 pour déclarer la guerre à
l’Allemagne. C’est une terrible catastrophe mais ce n’est pas notre faute [377] . »
À Peterhof, le tsar Nicolas nota dans le sien :
« Ai reçu toute la matinée et l’après-midi jusqu’à quatre heures.
J’ai eu ma soirée libre [378] . »
Londres, 4 août, 22 h 45
L’atmosphère était devenue irréelle à Downing Street. Les
ministres de Sa Majesté se regardaient dans un silence que personne n’osait
troubler. Tout avait été dit et redit. L’ultimatum expirait dans un quart
d’heure à peine. Il serait alors vingt-trois heures en temps britannique,
minuit sur le continent.
Peu auparavant, on avait informé le cabinet qu’un télégramme
diplomatique allemand non chiffré venait d’être intercepté. L’Allemagne se
considérait dès à présent en état de guerre avec l’Angleterre. On y apprenait
également que sir Edward Goschen se préparait à quitter le territoire du
Reich via Hambourg.
Il fut décidé d’ignorer cette ultime péripétie et d’attendre
l’expiration complète de l’ultimatum. Attendre…
Cela ressemblait à une veillée funèbre. Dans la douce
pénombre du soir, le tapis vert de la table de conférence devenait un théâtre
d’ombres chinoises muettes. Au centre de la table, le fin tintement de la
pendule poursuivait imperturbablement son cours obsédant. La grande aiguille se
mit à la verticale. Au même moment résonna le premier coup de Big Ben marquant l’heure fatidique.
Asquith leva les yeux au ciel, comme s’il pouvait y trouver
un quelconque salut. Lloyd George laissa échapper un soupir. Grey s’obstina à
fixer le vide. Interdits par l’émotion, les autres membres du cabinet retinrent
leur souffle.
Tout à coup, Churchill fit irruption dans la salle du
cabinet. À sa manière, décalée, tonitruante, il mitrailla la salle d’un flot de
paroles plus ou moins audibles. Il disait envoyer des troupes en Méditerranée,
en mer du Nord et Dieu sait où encore. Pour une fois, il ne se trouva personne
pour sourire de cette agitation surjouée. La paix avait bel et bien cessé
d’exister.
Sans un mot, Grey se leva et écarta doucement le voilage
opaque d’une des fenêtres donnant sur Whitehall. Sir Edward resta ainsi un
long instant à considérer dans la rue les préposés qui allumaient comme chaque
soir les réverbères publics. Avant de se retourner vers ses collègues, enfin
prophétique :
— Les lumières vont s’éteindre dans toute l’Europe.
Nous ne les verrons plus se rallumer de notre vie [379] …
Épilogue
Tout est absurde dans notre histoire. Chacun a voulu sauver
son pays et a contribué à le détruire en même temps que l’Europe tout
entière.
Jean Guéhenno, La mort des autres
Maintenant, ils sonnent les cloches. Mais bientôt, ils se
tordront les
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