1914 - Une guerre par accident
mondiale –, la tentation est grande d’en appeler à cette
main invisible qui, avec une obstination confondante, écarte les arrangements,
étouffe les compromis et abolit toute intention pacifique. Cette main, qui
dilue les responsabilités humaines face aux forces obscures en train de se
déchaîner, est bien en un sens celle du diable.
Brusquement dans le paysage de tous les jours, les uniformes
et les mitrailleuses prirent la place des ombrelles et des tilburys. Les
langoureuses valses de Johann Strauss ou de Franz Lehar le cédèrent aux sons
martiaux du clairon. C’en était fini des jeunes filles en fleurs comme des
visions oniriques de fêtes enchantées. C’en était fini des temps longs et
romantiques. La joie de vivre s’évanouit face à la modernité brutale et à une
nouvelle frénésie, celle de tuer et de mourir.
Du jour au lendemain, les Européens prirent peur et éprouvèrent
l’angoisse du lendemain, réalisant que leur euphorie passée n’avait été
qu’illusion. À Vienne comme à Saint-Pétersbourg, à Londres comme à Berlin, à
Paris, Bucarest, Bruxelles ou à Belgrade, ils comprirent que l’inconnu
s’ouvrait devant eux. Cet inconnu aux contours menaçants dans lequel ils
plongeaient tête baissée, comme attirés par le vide.
« À Berlin ! Mort aux Boches ! » pouvait
se laisser aller à pleins poumons la foule, gare de l’Est à Paris, en acclamant
les troupes montant au front. Comme si, de ces exhortations guerrières trop
longtemps contenues, resurgissaient les frustrations de deux générations. Après
une trop longue résignation, la revanche tant désirée, enfin.
« Nach Paris ! » s’égosillait-on comme
en écho dans les rues de la capitale du Reich. Comme si, par magie, la geste
bismarckienne pouvait se reproduire. Comme si l’heure était enfin venue de
conquérir cette place promise et trop longtemps attendue. Sur les trottoirs
berlinois d’Unter den Linden applaudissaient quelques vétérans de cette
glorieuse armée prussienne, ceux qui avaient défilé victorieusement sur les
Champs-Élysées en 1871. Cette guerre-là avait été fraîche et joyeuse. Et
merveilleusement victorieuse.
Sur la Perspective Nevski à Saint-Pétersbourg, les popes,
crucifix dans une main et encensoir dans l’autre, bénissaient à la chaîne les
troupes partant pour le front. À Piccadilly, l’allégresse guerrière avait fini
par tout emporter, envoyant dans le ciel londonien une nuée de chapeaux melons
enthousiastes. À Vienne sur l’Odeonplatz, Piazza del Duomo à Milan
s’agglutinaient de plus belle des grappes humaines pleines de ferveur.
Oui, c’est à croire que tout le monde la voulait quelque
part, cette guerre. Ce n’étaient pas seulement les marchands de canons et les
nationalistes chauvins qui en rêvaient. C’étaient aussi les anonymes, les
sans-grade qui entendaient le tocsin de la mobilisation comme une promesse
inattendue dans leur existence morne. Du cordonnier morave au cultivateur du
Lauraguais, du mineur de la Ruhr au forgeron de Kazan. Ceux qui croyaient
entrer le cœur léger dans le royaume du neuf et de l’extraordinaire. Ceux qui
se persuadaient que la guerre ne serait qu’un intermède. Avant Noël sûrement,
le retour dans les lauriers et le triomphe.
En ce début d’août 1914 retentirent les premières
salves sinistres des canons consacrant la faillite des diplomates et des
chancelleries. Les hommes d’État se muèrent en chefs de guerre. Les redingotes
s’effacèrent derrière les uniformes. Les âmes fortes résistèrent et
s’adaptèrent, les autres furent emportées par la tourmente.
Longtemps annoncé, souvent redouté, parfois souhaité, le
désastre était à présent consommé. Il restait à le vivre.
*
Quel fut le destin des principaux acteurs de cette tragédie
hors norme ?
Il était au fond assez logique que les comploteurs de
Sarajevo fussent les premiers à expier puisque tout débuta chronologiquement
par deux coups de feu en Bosnie. Ils ne pouvaient certes imaginer toutes les
conséquences de leur acte meurtrier. Eussent-ils pourtant reculé s’ils avaient
été confrontés à l’effroyable réalité de la catastrophe qui en découlait ?
Les meurtriers de Sarajevo connurent une fin misérable à
laquelle ils eussent sans doute préféré une exécution immédiate. Échappant à la
peine capitale en raison de son jeune âge, le meurtrier Gavrilo Princip fut
condamné à vingt ans de travaux
Weitere Kostenlose Bücher