1914 - Une guerre par accident
« petit-bourgeois » lui était étranger.
Pour Lénine, l’affaire était même très simple. Il souhaitait
la guerre car l’engagement de la Russie dans le conflit sonnerait le glas du
régime tsariste. Un régime, selon lui, « cent fois pire que celui du
Kaiser ».
En 1905, le chef bolchevik avait déjà cru le Grand Soir
arrivé. La défaite des armées russes face au Japon « progressiste »,
qu’il avait si intensément espérée, semblait devoir faire le lit de la
révolution. Ce n’en avait été que la répétition générale. Cette fois-ci serait
la bonne et il préférait en toute logique l’Allemagne à la Russie. La défense
même de la paix lui paraissait erronée :
— C’est le mot d’ordre des philistins et des prêtres.
Le mot d’ordre prolétarien doit être : la guerre civile [80] .
Le déclenchement d’une nouvelle crise européenne était en
train de le revigorer. Pourchassé par l’Okhrana, la police secrète du tsar, de
trop longues années d’exil lui avaient donné de mauvaises habitudes. Il avait
gardé un souvenir exécrable de Paris. Il s’était ennuyé à mourir à Genève,
« ce petit étang bourgeois à eau stagnante ». Il préférait nettement
Cracovie, tout près de la frontière russe, où il s’était installé en 1912 en
compagnie de son épouse Nadjeda. Il est vrai qu’il s’y encroûtait ferme,
passant son temps à écrire des articles pour des journaux pétersbourgeois dont
il était le correspondant à l’étranger.
À distance, Lénine s’efforçait de gérer les divisions
endémiques au sein du parti ouvrier social-démocrate de Russie qu’il avait
contribué à fonder seize ans plus tôt. La rupture entre les mencheviks,
minoritaires qui penchaient plutôt vers la réforme, et les bolcheviks qui en
tenaient pour le radicalisme révolutionnaire n’avait jamais pu être résorbée.
Conserver à distance le contrôle du parti n’était pas chose
aisée. Vladimir Ilitch s’y essayait pourtant. Des amis de passage ou des
émissaires l’y aidaient de temps à autre. Ainsi, Nikolaï Boukharine, Grigori
Zinoviev, Jacob Sverdlov et même un certain Iossif Vissarionovitch
Djougachvili, qui venait de prendre le nom d’emprunt de Staline, avaient fait
le voyage de Cracovie. À tous ceux-là, Lénine préférait de loin Inessa Armand –
une Française qui avait épousé un Russe et embrassé au passage la cause
révolutionnaire – pour qui il avait quelques faiblesses.
Depuis le 28 juin, la maison de Lénine bourdonnait
d’activité. Avec frénésie, le maître des lieux rédigeait lettres, mémorandums
et instructions. Nadjeda les recopiait à la hâte, utilisant parfois de l’encre
sympathique afin de tromper la police.
Le temps pressait. Une conférence de réunification des
socialistes russes avait été prévue pour juillet 1914 à Bruxelles mais
avait déjà été annulée. L’Internationale devait également se réunir en congrès
extraordinaire. On ne savait pas encore si le congrès pourrait avoir lieu.
Sverdlov et Kamenev croupissaient en prison. Staline avait été arrêté puis
déporté un an plus tôt dans la région du Ienissëi. Évadé à deux reprises de
Sibérie, Lev Davidovitch Bronstein alias Trotsky était bloqué à Vienne. Lénine,
lui, s’attendait d’un jour à l’autre à ce que la police autrichienne vienne
l’arrêter.
III
Vaudeville républicain
Les femmes tuent beaucoup en ce moment… Ne se laissent-elles
pas éblouir par une certaine audace brutale que les meurtrières introduisent
dans leurs crimes, et notamment par le goût de plus en plus vif qu’elles
marquent pour le Browning ?
Madame Léontine Bulteau, alias Foemina
Londres, Whitehall, 8 juillet, 15 h 00
Confortablement calés dans leurs fauteuils club de vieux
cuir sombre et tirant avec volupté sur d’énormes havanes, les deux hommes se
gratifièrent d’un sourire un peu crispé :
— Cette fois, mon cher, il est à craindre que cela ne
se passe pas comme il y a deux ans. Nous nous comprenons à demi-mot, n’est-ce
pas ?
Sir Ernest Cassel hocha la tête avec componction. Il
n’avait guère besoin, en effet, que le Premier Lord de l’Amirauté Winston
Churchill lui fasse une explication de texte. L’heure n’était plus à la
légèreté.
C’était la crise cette fois, la vraie, avec l’impression
étrange d’un compte à rebours en train de se déclencher. Les enjeux n’étaient
plus les mêmes qu’en 1912, au
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