1914 - Une guerre par accident
les vivants pour qu’ils se
défendent contre le monstre qui apparaît à l’horizon. Je pleure sur les morts
innombrables couchés là-bas vers l’Orient et dont la puanteur arrive jusqu’à
nous comme un remords. Je briserai les foudres de la guerre qui menacent dans
les nuées [78] . »
Jaurès estimait simplement que la loi des trois ans était
mauvaise. Il défendait, quant à lui, la conception de la nation en armes qu’il
préférait à celle de l’armée de métier. Dans la plus noble tradition de Valmy
et de la grande Révolution. C’était l’idée centrale de son livre L’Armée
nouvelle qu’il avait publié quatre ans plus tôt. Le 25 mai 1913,
devant 150 000 personnes enthousiastes au Pré-Saint-Gervais, dans
l’est de Paris, il avait prononcé un nouveau discours lumineux. La loi
triennale était tout de même passée.
La seconde manche débutait précisément au lendemain de ce
meeting réussi de Bruxelles. Ce 7 juillet, la Chambre des députés était
invitée à voter les crédits spéciaux pour le prochain voyage du président de la
République en Russie. Jaurès avait bien l’intention de s’y opposer. Ce voyage
présidentiel trahissait selon lui l’inféodation de la France à la diplomatie
tsariste. Celle-ci exerçait en permanence des pressions de toutes sortes, y
compris les moins avouables. Jaurès se doutait bien, et il n’était guère le
seul, que les responsables russes avaient corrompu une bonne partie de la
presse française pour faire voter la loi des trois ans. Il vouait une
détestation toute particulière à celui qu’il considérait comme un mauvais
génie : l’ambassadeur Iswolsky. Avec la Russie, le pire était toujours à
craindre.
Dans la matinée du 7 juillet, le leader socialiste
déambulait sur l’esplanade des Invalides avant de s’engouffrer rue de
l’Université en direction du palais Bourbon. En chemin, il tomba sur un
diplomate de ses connaissances. Un dialogue mi-figue mi-raisin s’engagea. Le
pédagogue ne tarda pas à resurgir, soulignant ses propos avec force gestes,
s’indignant, s’enflammant :
— Le service triennal n’est pas mon obsession. Il
s’oppose à ma conception de la défense nationale. Et cette défense-là se trouve
intimement liée à l’organisation juridique de la paix internationale.
— Vraiment, Jaurès ? Vous savez bien que cette
organisation de la paix internationale n’est qu’embryonnaire, sans efficacité
réelle. Plus tard, peut-être. En attendant, comment faire face aux menées du
militarisme étranger ?
Le chef socialiste sourit tout en désignant du doigt l’hôtel
du Quai d’Orsay :
— Je suis surtout très éloigné des idées ayant cours
dans cette maison… Que voulez-vous, moi je crois en l’appel au jugement de
l’humanité civilisée.
— Dites-vous bien une chose. Le jour où l’Allemagne
décidera de nous attaquer, rien ne l’arrêtera, ni le recours au tribunal de
La Haye, ni l’appel au jugement de l’humanité civilisée. L’armée allemande
nous surprendra comme un coup de foudre.
— C’est épouvantable ce que vous me dites là !
Mais comment imaginer que les forces prolétariennes demeureront passives ?
Si le Kaiser nous attaquait, les deux peuples, allemand et français, se
soulèveraient d’un même élan contre les auteurs criminels de cette aventure [79] !
Jaurès paraissait bouleversé. Depuis des années, il avait
cru au dogme de la « grève générale » du monde ouvrier en tant que
remède imparable contre les fauteurs de guerre. Que valait ce remède sans
l’engagement des sociaux-démocrates allemands ? Lucien Herr, son brillant
disciple, continuait à y croire. Jaurès, lui, ne savait plus très bien quoi
penser. Au fond, ses collègues allemands s’étaient-ils jamais opposés
sérieusement aux exigences de l’impérialisme germanique ? Le mot d’ordre
de grève générale, pour damer le pion à la mobilisation, n’était-il pas
simplement une idée folle ?
Ponorin, 7 juillet
— Qu’elle vienne donc et qu’elle emporte avec elle à
tout jamais les décombres du tsarisme !
De son refuge à quelques verstes de Cracovie, en Galicie
autrichienne, Vladimir Ilitch Oulianov alias Lénine parlait avec détachement et
même avec entrain de cette guerre qui s’annonçait. Il n’était pas homme à avoir
des états d’âme, comme Jean Jaurès ou les grands leaders socialistes européens.
Ce genre de tourment
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