1914 - Une guerre par accident
pleine discussion avec le Kaiser,
Churchill n’avait pu s’empêcher de s’exclamer lors d’un discours à
Glasgow : « La marine est une nécessité pour l’Angleterre et, à
certains égards, un luxe pour l’Allemagne [85] . »
Cette déclaration avait provoqué un véritable tollé à
Berlin. Bethmann-Hollweg le traita d’« incorrigible emballé [86] ».
De son côté, il est vrai, le Saturday Review renvoyait largement la
politesse aux Allemands en décrivant le Kaiser comme un « despote du type
sous-officier rengagé [87] »…
Il semblait étrange à Churchill que personne, à Berlin, ne
fût capable de comprendre que les Anglais étaient aussi chatouilleux sur la
question navale que les Français l’étaient sur celle de l’Alsace-Lorraine. À
donner décidément raison à George Bernard Shaw pour qui le peuple allemand
avait horreur du bon sens…
À plusieurs reprises dans le passé, Churchill avait lancé la
proposition de « vacances navales ». Cela signifiait une pause dans
la course aux armements destinée à atténuer la méfiance réciproque. À chaque
fois – la dernière datait d’octobre 1913 – il avait été
fraîchement accueilli. En juin 1914, il avait accepté de bonne grâce
qu’une escadre de la Royal Navy se rende à la Semaine de Kiel. Lui-même s’y
serait rendu volontiers mais l’amiral Tirpitz en personne avait opposé son
veto, refusant de « s’asseoir à la même table que cet aventurier [88] … ».
Churchill était tout sauf un naïf. Il avait pris la mesure
de la détermination allemande ainsi que de la nécessité d’une riposte
appropriée. Aussi s’employait-il à convaincre son propre gouvernement
d’augmenter le budget de la marine. Ce n’était pas une mince affaire.
Pour l’exercice 1914, il avait proposé le budget naval
le plus exorbitant qu’ait jamais connu l’Angleterre : près de
51 millions de livres ! Lord Morley avait failli hausser le ton,
ce qui était chez lui la marque d’une irritation extrême. Chancelier de
l’Échiquier et détenteur à ce titre du cordon des finances, Lloyd George
n’approuvait pas davantage le budget de la marine. Le gouvernement de coalition
restait dans l’ensemble perplexe. On avait un peu discutaillé pour la forme,
puis le Premier ministre Asquith avait accepté un compromis. Il dirait par la
suite que sa propre fille, Violet, l’avait poussé à « accorder ses dreadnoughts à ce charmant M. Churchill [89] … ».
Churchill, lui, raconterait l’histoire un peu
différemment : « Je réclamais six nouveaux cuirassés, le chancelier
de l’Échiquier pouvait m’en accorder quatre. Nous avons transigé à huit [90] ! »
Ce 8 juillet, en fumant son troisième Corona de la
journée aux côtés de son ami Ernest Cassel, Winston Churchill savait que l’un
des derniers actes était peut-être en train de se jouer. Des tentatives d’apaisement,
il n’y en aurait plus tellement, désormais.
*
À deux pas de Whitehall, à l’ambassade de France située à
Albert Gate, le maître des lieux partageait l’inquiétude de certains de ses
hôtes anglais. L’ambassadeur Paul Cambon passait à juste raison pour un des
ténors de la diplomatie française. Avec son frère cadet Jules, ambassadeur à
Berlin, ils formaient une paire incomparable dont la renommée avait, depuis
longtemps, dépassé les cercles feutrés du Quai d’Orsay.
Paul était tenu pour le plus doué des deux frères. Il était
en poste à Londres depuis déjà seize ans, un record ! Aucun ministre sensé
n’aurait osé remplacer cet homme profondément original. Qui l’eût cru ? Il
avait d’abord suivi la voie préfectorale avant d’embrasser la carrière. Il
avait trente-neuf ans à l’époque. Cambon avait fait ses premières armes
diplomatiques comme Résident général en Tunisie. C’était au lendemain du traité
du Bardo qui faisait de la Tunisie un protectorat français au nez et à la barbe
de l’Italie. En quatre ans, il eut tôt fait d’établir l’autorité de la France.
On le nomma par la suite à Madrid, avec un égal bonheur. Puis à Constantinople.
C’est cependant à Londres que Paul Cambon donna la mesure de
son talent. Il fut un des grands artisans de l’Entente cordiale, le plus
brillant succès qu’ait enregistré la diplomatie française depuis des lustres.
Le ministre Edward Grey le tenait en haute estime ainsi que son adjoint au
Foreign Office, Arthur
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