1914 - Une guerre par accident
français Jules Cambon était intervenu, lui
aussi. À la Wilhelmstrasse, on le tenait pour l’homme qui savait tout ce qui se
passe à Berlin, beaucoup de ce qui se passe à Paris et la majeure partie de ce
qui se passe à Londres. À en croire Paul Morand, il avait « d’immenses
oreilles à force d’écouter ». Sans doute ce diplomate était-il l’un des
hommes les mieux informés d’Europe.
— Vous êtes-vous donc engagés à suivre l’Autriche
partout les yeux bandés [166] ?
Cambon entendait bien placer les Allemands face à leurs
responsabilités. Il devenait vital de peser auprès de Vienne afin d’enrayer la
montée aux extrêmes.
À Londres, le lundi 27 juillet en début de matinée, se
déroula la première réunion de crise du cabinet britannique. Edward Grey
assurait le briefing. Au-delà des précautions, il se fit l’écho de
l’interrogation majeure qui taraudait tous les ministres de Sa
Majesté présents autour de la table. L’Angleterre risquait-elle d’être
impliquée dans un conflit éventuel ?
Sir Edward s’employa à y répondre avec calme et
pondération. Sa conclusion fut un modèle de concision :
— Le gouvernement ne déroge en rien à notre tradition
diplomatique. L’Entente cordiale de 1904 avec la France ne nous engage
pas. Il s’agit seulement d’une « liaison sentimentale [167] »…
Une « liaison sentimentale » à l’occasion de
laquelle les états-majors respectifs se concertaient de longue date,
transformant peu à peu mais à coup sûr l’Entente en alliance. Mais cela, les
ministres n’étaient pas censés le savoir…
Grey savait le cabinet anglais majoritairement opposé à la
guerre comme à toute forme d’engagement. L’un des plus déterminés paraissait le
chancelier de l’Échiquier, le libéral Lloyd George. Le leader gallois s’était
fermement opposé aux programmes de construction des dreadnoughts. Seule
entorse à ce pacifisme, la crise d’Agadir en 1911, au cours de laquelle il
avait étonné ses amis par la virulence de son hostilité à l’Allemagne. Cela ne
lui ressemblait guère. Peut-être s’était-il pris à le regretter. En tout cas,
Lloyd George n’était pas homme à foncer tête baissée dans un conflit
continental.
Au-delà de la scène intérieure, Edward Grey était conscient
que la prudence était de mise. Le moindre fait ou geste en provenance de
Londres était épié par ses voisins, amis comme adversaires.
Quelques heures plus tard, le secrétaire au Foreign Office
recevait l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie, le comte Albert de
Mensdorff-Pouilly. Très apprécié dans les milieux aristocratiques londoniens –
son grand-père avait été marié avec la tante de la reine Victoria –
Mensdorff passait pour un modéré. Grey lui avait tenu un langage étonnamment
alambiqué :
— La 1 re flotte devait se disloquer
aujourd’hui, il n’en sera rien. Ne voyez là aucune menace ! Il s’agit là
cependant du reflet de notre inquiétude [168] …
Le lendemain même, Winston Churchill faisait annuler toutes
les permissions sur les bâtiments de guerre britanniques. Quant à la 1 re flotte,
il était bien décidé à lui faire quitter la Manche et à la mettre en lieu sûr
dans les eaux écossaises de la mer du Nord. Il l’avait dit à l’amiral
Fisher :
— Je ne tiens pas à ce qu’on nous refasse le coup de
Port-Arthur…
En 1904, l’amiral nippon Heihachiro Togo avait lancé un raid
surprise contre la base navale russe de Port-Arthur. Le succès spectaculaire de
ce raid avait précipité l’effondrement militaire de la Russie face au Japon en
Extrême-Orient.
Il y avait cependant un léger détail. Une fois la décision
prise, Churchill devait tout de même en référer hiérarchiquement au cabinet. Le
chancelier de l’Échiquier Lloyd George s’opposa aussitôt à cette
initiative :
— Ce serait une provocation à l’égard de l’Allemagne [169] !
Winston se tourna alors vers Asquith. Ce dernier lui lança
un regard sombre avant de laisser échapper une sorte de grognement inaudible.
Churchill épiloguerait : « Je ne demandais rien de plus [170] … »
Quelques heures plus tard, en pleine nuit, la flottille
britannique franchit le pas de Calais, tous feux éteints, en direction de la
base navale de Scapa Flow, dans les Orcades.
L’état de crise paraissait galvaniser Churchill. Déterminé à
faire place nette à l’état-major de la marine, il fit
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