1914 - Une guerre par accident
clairement d’échapper au contrôle des apprentis
sorciers.
À Berlin, le chargé d’affaires russe n’y avait pas été par
quatre chemins :
— L’Autriche veut donc vraiment faire la guerre à la
Serbie ?
Il s’était fait rabrouer sèchement par Jagow :
— Il ne s’agit pas de guerre. Il s’agit d’une
expédition de châtiment pour régler une affaire locale [178] .
Chacun savait que Berchtold jouait dangereusement avec les
mots. Ainsi, pour lui, l’ultimatum à la Serbie n’avait jamais existé. Il
n’était question que d’une « démarche à délai limité… ».
Passe encore pour l’Autriche et ce Berchtold qui était
davantage un boutefeu qu’un diplomate. Mais à quoi jouait donc Berlin ?
Sazonov n’avait toujours pas la réponse à cette question. Il était à mille
lieues d’imaginer à quel point, depuis le début de la crise, le gouvernement
allemand était à la remorque des événements et de Vienne. La main malveillante
du comte Berchtold, maître en manipulation, n’y était pas pour rien. La
légèreté des diplomates et l’impéritie des fonctionnaires allemands, non plus.
La veille, lundi 27 juillet en fin d’après-midi, le
Kaiser était de retour à Potsdam. Aucune des personnalités venues l’accueillir
en gare de Wildpark, le chancelier en tête, n’avait jugé bon de l’alerter sur
la gravité de la situation. Inutile de l’ennuyer avec toutes ces histoires.
Comment ces personnalités auraient-elles pu comprendre qu’on n’en était plus là
depuis longtemps ?
Guillaume, lui, ne décolérait pas de n’avoir eu connaissance
de l’ultimatum autrichien que par une dépêche de l’agence Wolf. Dès sa descente
de train, il houspilla rudement Bethmann-Hollweg :
— Comment tout cela est-il arrivé ?
Le visage décomposé du chancelier valait réponse. Il offrit
sur-le-champ sa démission. Devant le comte Auguste Eulenburg, témoin médusé de
la scène, le Kaiser avait alors explosé d’indignation :
— Ah non, alors ! Vous m’avez préparé ce plat-là,
vous le mangerez [179] !
Ce 27 juillet, on attendit jusqu’à dix heures du soir
pour transmettre à l’empereur – il dormait déjà – le texte de la
réponse serbe qui datait de l’avant-veille. Il est vrai que la Wilhelmstrasse
venait tout juste d’être informée elle-même de la teneur de ce document
crucial. Et elle ne l’avait été ni par les Autrichiens ni par ses propres
diplomates à Vienne ou à Belgrade, mais par le modeste chargé d’affaires de
Serbie à Berlin !
Lorsque, tôt dans la matinée du 28 juillet, Guillaume II
lut enfin le texte serbe, il poussa un soupir de soulagement. La Providence
avait guidé la plume de Pasic et de ses gens. Il annota au crayon rouge en
marge du document : « Magnifique résultat. C’est plus qu’on n’en
pouvait espérer ! Gros succès moral pour Vienne. À présent, il n’y a plus
le moindre motif de guerre [180] . »
Bien sûr, peu après, il n’avait guère manqué de lancer à son
aide de camp :
— On ne peut en aucune façon faire confiance aux
Serbes. Ce sont des Orientaux. Tous menteurs, faux, maîtres en fourberie [181] .
Incorrigible Guillaume ! Il avait pourtant paru
sincèrement étonné lorsqu’on lui avait dit que le baron von Giesl avait
fait ses bagages et que Vienne avait décrété la mobilisation. Mais il était de
nouveau en charge ! Lorsqu’il avait repris possession de son bureau, on
lui avait tendu un télégramme émanant de Peterhof. Il portait la signature de
Nicolas II : « Heureux de te savoir rentré [182] . »
Allons, en dépit de tous leurs différends, Nicky demeurait
un gentleman. Entre princes, il resterait toujours possible d’arranger les
choses. Cela, les politiciens ne pourraient jamais le comprendre. À ce moment
précis, Guillaume II ignorait que le ministère de l’Intérieur du Reich
avait déjà préparé les décrets relatifs à la mobilisation et à la sécurité de
l’Empire. Des décrets qui n’attendaient plus que sa signature.
À Tsarskoïe Selo, le tsar était plongé dans un abîme de
perplexité. Il s’inquiétait de l’état nerveux de l’impératrice qui avait empiré
au cours de ces dernières heures. On l’avait informé qu’Alix adressait presque
chaque jour des télégrammes angoissés à un Raspoutine convalescent. À Tioumen,
en Sibérie, Grigori Efimovitch se remettait péniblement de la tentative
d’assassinat dont il
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