1914 - Une guerre par accident
n’exagérait pas vraiment l’esprit d’indépendance de ce
grand aristocrate. Général de hussards à Potsdam, son père avait dû fuir Vienne
à la suite d’un duel qui avait mal tourné. Lichnowsky était le digne héritier
de cet anticonformiste. Amateur d’art et de vie facile, aussi cultivé que
riche, ses allures de grand seigneur fascinaient jusqu’à ses hôtes
anglais les plus guindés. Forcément, cela ne pouvait plaire à tout le
monde.
Lorsque le Kaiser l’avait nommé sur les bords de la Tamise,
un an et demi plus tôt, il lui avait fixé une mission tout à fait dans ses
cordes : recevoir à sa table la haute société, apparaître dans les palais
et aux courses. Bref, passer pour ce qu’il était en réalité, un gentilhomme
munificent, aimable et de commerce agréable. Ce que dans les quartiers chics
londoniens on appelait un jolly good fellow et dans le Berlin de
l’ancien temps, une belle âme …
À son ambassade de Carlton House Terrace, le prince
Lichnowsky s’était acquitté de cette tâche avec classe et talent. Son
anglophilie, qui lui attirait autant de louanges à Londres que de critiques à
Berlin, avait fait le reste. Elle lui avait valu d’être récompensé par un
doctorat honoris causa de l’université d’Oxford, une distinction jamais
encore décernée à un ambassadeur d’Allemagne.
Bien sûr, des esprits chagrins prétendaient ici ou là que le
rôle de Lichnowsky consistait à amuser les Anglais pendant que s’édifiait la
flotte de guerre allemande. Certains soutenaient même que Bethmann-Hollweg
accordait davantage de crédit à l’attaché naval allemand à Londres qu’à son
ambassadeur. Qu’importait ! Ayant toujours ses entrées au Foreign Office,
jusque dans le bureau de sir Edward Grey, Lichnowsky restait un homme
précieux. Il était admirablement informé grâce à ses réseaux de mondanité et sentait
le vent comme peu de diplomates savaient le faire.
Deux jours auparavant, Lichnowsky avait transmis à Berlin
une proposition anglaise de prorogation du délai de l’ultimatum autrichien. Le
but était de créer les conditions d’une médiation entre Vienne et
Saint-Pétersbourg dont l’Allemagne et l’Angleterre pourraient être les
principaux garants. Dédaigneux, Jagow n’avait même pas fait suivre le message à
Vienne. Du moins pas immédiatement. Quand il s’y résoudrait, le délai imposé
par l’Autriche à la Serbie aurait déjà expiré.
De notoriété publique, Lichnowsky détestait les Autrichiens.
À ses yeux, l’alliance avec Vienne était contre-nature. Elle n’était que le
mariage d’un homme sain avec une invalide. Le partenaire naturel de l’Allemagne
était la Russie. Ce qui avait le don d’agacer Jagow qui, un beau jour, le tança
vertement :
— Après tout, nous avons une alliance avec l’Autriche,
cette constellation croulante d’États sur le Danube. Il est fort possible que
notre placement ne soit pas excellent. Mais quelle est donc l’alternative [159] ?
Ce matin du 26 juillet, Lichnowsky avait câblé un
message concis, dénué de la moindre emphase et plus insistant que d’habitude.
C’est ce qui avait alerté Jagow. La veille, à Saint-James’s Park, l’ambassadeur
d’Allemagne avait eu un court entretien avec Grey qui, pour une fois, avait
délaissé le langage diplomatique :
— L’Angleterre, vous le savez, n’est liée nulle part
par des contrats en règle. Pourtant, on ne saurait négliger que nos relations
avec la France et même la Russie sont devenues très intimes [160] .
Lichnowsky avait la conviction que le secrétaire au Foreign
Office n’aimait pas les Serbes. Seule la brutalité de l’ultimatum autrichien
avait bousculé la donne. Panslavisme oblige, la Russie ne pouvait rester
inerte. Soudain, sans qu’on y ait pris vraiment garde, la guerre généralisée
devenait plausible. À en croire Lichnowsky, les Anglais avaient raison avec
leur idée de médiation. Il avait conclu son message à Berlin par ces
mots inquiétants :
« La proposition de médiation de Grey est la seule
possibilité d’éviter une guerre mondiale qui, pour nous, mettra tout en jeu
sans que nous ayons rien à y gagner. Si la France est entraînée, l’Angleterre
ne pourra pas rester impassible [161] . »
Ce n’était pas exactement l’opinion de Jagow et de
Bethmann-Hollweg. Pour ceux-ci, il restait impensable que l’Angleterre
intervienne dans une guerre européenne. Quel qu’en
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