1914 - Une guerre par accident
avait fait l’objet.
Le télégramme de ce jour signé par la tsarine était ainsi
rédigé : « Urgent. Tioumen. À Novy de Peterhof. Minute grave. Ils
menacent de la guerre [183] . »
« Émoi de bonne femme » se serait sans doute
exclamé de sa voix de stentor le grand-duc Nicolas, l’oncle du tsar, si on lui
avait fait lire le télégramme. Ce colosse de près de deux mètres savait son
heure arrivée. Quelques instants plus tôt, il tenait entre les mains la dépêche
annonçant la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie. Sa guerre,
Nikolasha l’aurait et personne n’oserait se mettre en travers de son chemin.
Sur son insistance, le tsar avait déjà décidé la mobilisation partielle l’armée
russe.
Trois jours plus tôt, seulement, Nicolas II confiait à
son ministre des Finances Petr Bark :
— Croyez-vous vraiment que l’Autriche et l’Allemagne
souhaitent la guerre ? Je crains que Sazonov n’exagère la gravité de la
situation et soit en train de perdre son sang-froid [184] .
*
Ce jour-là, le financier allemand Max Warburg fut informé
que le câble de communication entre l’Allemagne et les États-Unis venait d’être
coupé.
Warburg repensa aux événements qui se bousculaient. Un mois
plus tôt, il était encore à Londres en train de discuter de la meilleure façon
d’éviter un affrontement entre l’Allemagne et l’Angleterre. Toutes ces
discussions, toutes ces rencontres étaient à présent de l’histoire ancienne.
Warburg savait que la guerre était devenue probable. Il ne
se résignait pourtant pas au pire.
La veille, le Kaiser l’avait reçu fort aimablement à
Kiel :
— Faut-il déclarer la guerre ou attendre encore, Herr
Warburg ?
— Attendre, Sire. Ce ne peut être que bénéfique. Chaque
année de paix renforce l’Allemagne et nous donne plus de chance de gagner [185] .
Chaque jour davantage, cependant, la réalité imposait le
glaive. Observant sans illusion la chute des places boursières européennes,
Warburg avait décidé de réduire le volume de ses opérations et de réaliser
certaines valeurs. Un peu partout, face à l’effondrement du cours des monnaies
qui suspendaient leur convertibilité, on se ruait sur l’or. À peine instauré,
le système de l’étalon-or devenait une fiction. La Bourse de Hambourg, elle,
venait de fermer ses portes.
La panique n’était plus très loin. Mieux que quiconque, Max
Warburg en était conscient. Ce 28 juillet, après avoir appris la rupture
des communications avec New York, il fit déplacer à Amsterdam son représentant
permanent à Londres, Pieter Vuyk.
Constantinople, 28 juillet, 16 h 00
— C’est un véritable coup de force !
Pour peu, Enver Pacha s’en serait étouffé d’indignation.
Dans la salle du Conseil de la Sublime Porte, ses compagnons lui lancèrent un
regard ironique quoique respectueux. On ne plaisantait pas avec celui qu’on
appelait parfois aussi Enver Bey. Mais tout de même, il n’avait pas de quoi
être offensé ! Les coups de force, il en était un adepte.
Ce militaire de carrière formé dans la garde prussienne
avait fait partie des Jeunes-Turcs qui avaient obligé, en 1908, le redoutable
sultan Abdul-Hamid à rétablir l’ancienne Constitution ottomane. Un an plus tard
le sultan était déposé, non sans qu’auparavant Enver ait opportunément pris
pour femme sa petite-fille Nadjié.
Le chef putschiste eut tôt fait de confisquer la réalité du
pouvoir, constituant dès juin 1913 un triumvirat en compagnie de Djemal
Cernal et de Talaat Bey. Un bien singulier trio ! Talaat en était la tête
politique. On disait de ce jouisseur levantin qu’il était capable d’ingurgiter
lors d’un repas une livre de caviar en l’accompagnant d’un magnum de champagne
et, au besoin, de quelques verres de cognac.
Mais Enver Pacha était l’âme de ce triumvirat en même temps
que le bras armé. C’était bien lui qui avait chassé Kamil Pacha, tué de ses
propres mains le ministre de la Guerre Nazim et terrorisé la Chambre.
Enver tirait la Sublime Porte en direction de l’Allemagne.
Il avait compris que, dans une guerre européenne, la neutralité serait fatale à
Constantinople. S’engager donc mais dans quel camp ? La Triplice ?
Elle était solide et Berlin présentait de fortes garanties. Mais comment être
sûr que l’Allemagne l’emporterait ?
L’Entente ? Elle ne manquait pas d’attraits.
Malheureusement, il y avait la Russie,
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