22 novembre 1963
vit sa propre image devant elle – un peu pâle, les yeux agrandis par l’émotion, et c’était si inattendu, c’était comme si elle se voyait pour la première fois – que fais-je en ce moment ? où suis-je ? semblait dire ce visage, quel est ce jeu où tu me fais prendre part ? Elle repoussa le miroir et fit un effort pour sourire.
LE CORPS BRISÉ
Et Haguenier en rentrant dans son hôtel passa chez son armurier pour lui faire fixer au miroir une forte courroie double qui pût le maintenir sur le bras. L’armurier ne fut pas trop étonné, il avait eu assez affaire à des jeunes gens extravagants, mais il dit : « C’est bien dommage, voilà un objet qui vaut très cher et au premier coup de lance il n’en restera rien. » Haguenier dit :
« Je vous parie mes éperons qu’il ne recevra pas la moindre égratignure. » Pourtant, il n’était pas lui-même très rassuré et passa la veille du tournoi à se reposer et à se faire masser et frotter le corps par le barbier d’Herbert ; Pierre et Ernaut, venus à Troyes pour les fêtes, se préparaient au combat eux aussi, tâtaient le miroir, le tournaient dans tous les sens et hochaient la tête. « Vous a-t-elle au moins permis de laisser érafler le cadre ? demandait Pierre. — Je n’en sais rien, ma foi. — Voilà ce qu’il faudra faire, disait Ernaut, vous tâchez de vous tourner face au soleil et vous placez votre miroir de telle façon qu’il renvoie la lumière sur votre homme et l’aveugle. — J’y ai déjà pensé, mais je ne sais si c’est dans les règles. — Laissez donc, dit Pierre, avec un bouclier pareil vous êtes à moitié désarmé, on ne vous en tiendrait pas rigueur. »
Haguenier n’avait pas osé l’avouer à ses frères : il avait envoyé son page chez la Bernardine, une femme de Troyes qui fabriquait toutes sortes de drogues et de philtres et était suspecte de sorcellerie. Et il avait mis en gage son manteau de fête pour cela, la femme devait lui vendre un cordial très fort qui le mette bien d’aplomb pour la journée. Du reste, les veilles de tournois, Bernardine en vendait plus qu’on ne croyait, mais de telles pratiques étaient considérées comme peu loyales et impies et le cordial en question passait pour un poison. « N’importe, pensait Haguenier, pourvu que je tienne la journée, et après advienne que pourra. Je ne laisserai pas abîmer le miroir qui porte l’image de ma dame. »
Ce tournoi était le premier de l’année et l’enclos ressemblait bien plus à un lieu de fête qu’à un champ de combat, tant les tribunes et les piquets et les cordes étaient couverts de verdure et de branches de cerisiers en fleurs ; les dais étaient ornés de guirlandes de pervenches et de pâquerettes, et les demoiselles assises aux tribunes tressaient d’avance pour les vainqueurs des couronnes d’églantines, de fleurs de cerisiers, d’amandiers, de primevères, qu’elles plongeaient dans des jarres d’eau pour les garder fraîches. Sur les barques ornées de fleurs amarrées le long de la Seine, des dames de moindre rang, des bourgeoises, des jeunes gens préparaient des rafraîchissements pour les combattants et l’assistance, et chantaient au son des vielles.
Les crieurs, dans l’enclos, annonçaient l’entrée en lice des combattants. La foule, rassemblée sur les berges de la Seine, faisait des commentaires sur l’équipement des chevaliers qui passaient, parés de couleurs vives, lances et écus peints à neuf et brillant au soleil. L’écu d’Haguenier de Linnières était certainement le plus brillant de tous, mais aussi le plus petit, et sur les tribunes on en parla beaucoup. Les vieux chevaliers disaient que de leur temps un jeune homme ne se fût pas permis une chose pareille, c’était vraiment se faire trop remarquer et montrer trop de prétention. Les dames qui entouraient la comtesse étaient au courant de l’affaire et beaucoup d’entre elles blâmaient Marie ; mais les plus jeunes disaient qu’elle avait agi sagement : ce n’est qu’aux épreuves qu’on reconnaît l’amour.
En dépit des craintes de son père et de ses amis, Haguenier réussit à être classé parmi les vainqueurs du tournoi. Il eut la chance de désarçonner quatre chevaliers de Reims, non sans avoir cassé deux lances, endommagé son heaume et la manche gauche de son haubert. Mais l’effort que sa victoire lui avait coûté, personne ne pouvait le savoir. Car encore plus qu’à
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