22 novembre 1963

bourdonnaient à ses oreilles.
    Quand il eut assez repris ses forces pour parler, il demanda où était son bouclier. Ernaut était assis près de lui et le regardait, d’un air fort triste. « La belle affaire ! dit-il. Je l’ai gardé et mis à l’abri, mais j’y ai eu du mal. Vous l’aurez, mais je ne vous conseille pas de vous regarder dedans. Père dit qu’il ne vous laissera plus tournoyer d’ici deux ans.
    — Bah ! Je suis majeur. Non que je me sente en état de faire des prouesses, maintenant. Mais cela passera.
    — Dieu le veuille. Père dit qu’on vous a jeté un sort.
    — Ernaut, ami, si vous pouvez, allez trouver la dame de ma part. Si seulement elle pouvait passer une seule fois devant la fenêtre de la maison – en allant à l’église, à vêpres – ou quand elle veut, sans même s’arrêter. Juste passer devant la fenêtre.
    — Je le ferai », dit Ernaut. Et à son air farouche et décidé, Haguenier comprit tout d’un coup qu’il devait être tenu pour très malade, mourant peut-être. « Ah ! qu’importe, après tout ? se dit-il, on ne meurt toujours qu’une fois. »
    Et quand Ernaut lui eut apporté le bouclier de Marie, il fut effrayé de sa propre figure, car il était tout bleu et ses paupières et ses narines étaient enflées ; il avait une grande croûte noire sur la lèvre inférieure. Ses mains du reste aussi étaient bleues, mais cela, ce n’était pas la première fois que cela lui arrivait. « Et si je restais bleu pour la vie, voilà qui ne serait pas gai, se disait-il. Pourtant, j’ai tenu ma parole, je ne dois donc pas être blâmé. »
    Il fut malade pendant un mois ; le cœur finit par se remettre un peu, mais il gardait toujours un teint plombé et un peu violacé, et des poches sous les yeux. De plus, il eut un grand abcès sous l’aisselle qui lui faisait souffrir le martyre. Herbert venait le voir assez souvent et se montrait plus agréable qu’il n’avait jamais été, sans pouvoir s’abstenir pourtant de le traiter de fils de chienne et d’imbécile. « Te voilà, disait-il, engagé pour Dieu sait combien de temps avec une femme qui ne se soucie ni de ta santé ni de ton honneur. Car si tu ne t’es pas rendu ridicule à ce tournoi, c’est un pur hasard, et il faut encore en remercier Dieu. Ta sœur a fait la leçon comme il faut à cette écervelée, mais on ne sait jamais jusqu’où va l’orgueil des femmes.
    — Ne parlez pas de cela, père. Cela ne regarde que moi.
    — Cela me regarde aussi, fils de chienne. Ernaut pourrait parler ainsi, pas toi. Quand tu auras un fils, casse-toi le cou si tu veux.
    — Vous connaissez mon avis là-dessus, dit Haguenier, et vous ne me ferez pas changer d’idée. »
    Marie avait décidé de rester à Troyes jusqu’à l’Ascension, et en se rendant à l’église, elle s’arrangeait pour faire un détour et pour passer devant l’hôtel où logeait Herbert de Linnières. Haguenier l’apercevait ainsi deux fois par jour, et vivait dans l’attente du son de cloches annonçant les offices. Une fois même, Marie s’était arrêtée pour rajuster sa chaussure, et avait levé les yeux comme pour regarder les hirondelles sous l’angle du toit. Haguenier en garda pour longtemps la vision de ce long visage pur et blanc aux larges yeux graves, et c’était ainsi qu’il la voyait à présent dans ses rêves.
    « Je ne suis pas digne d’elle, se disait-il, j’ai le corps trop faible pour être un bon serviteur. Mais la promesse que je lui ai faite, je la tiendrai jusqu’au bout, quoi qu’elle puisse exiger de moi. Car elle m’a fait la plus grande grâce qu’elle pouvait me faire, de ne pas m’avoir traité comme un être impotent qu’il faut ménager ; si elle m’avait ménagé, c’eût été une preuve de mépris plus que d’amour. »
    Foulque de Mongenost avait été fort contrarié de la nouvelle fantaisie de sa femme. Après l’Ascension, il vint la chercher lui-même chez la dame de Chesley et la ramena dans son château.
    « Vous n’avez pas l’air de savoir ce qui est honnête et ce qui ne l’est pas, lui déclara-t-il. Tant que vous aviez accepté les hommages des autres sans vous engager vous-même, je n’ai rien dit. Mais à présent vous avez accepté un homme pour votre vassal, et devant témoins, et vous lui avez imposé une épreuve dont toute la cour a parlé ; car je crois qu’il y a peu de gens qui ignorent que c’est pour vous que ce garçon s’est