22 novembre 1963
manger de son argent à lui. C’était mon ami, nous étions pages ensemble. »
Riquet haussa les épaules et partit ; un étalage de fromages de chèvre l’attirait depuis un bon moment, et pas seulement pour la crème.
« Hé, la fromagère, on voit bien que vous êtes une fille fière ! Vous n’auriez qu’à lever les yeux, vous n’auriez plus eu de fromages depuis deux heures.
— Passe ton chemin, beau parieur. Ce n’est pas pour tes belles paroles que tu auras mon fromage.
— Vous me prenez pour un gueux, belle fille, mais j’ai de quoi acheter tous vos fromages, et vos chèvres, et votre maison avec.
— Tu l’auras donc volé. Passe ton chemin, on te dit.
— Tiens, donne-moi une douzaine de tes fromages, et voilà un marc d’argent.
— Où veux-tu que je cherche la monnaie, baladin que tu es ? Tu es un jongleur, ça se voit à ta figure.
— Que non, demoiselle, les jongleurs sont de vilaines gens, n’ayez garde de me prendre pour un de leur compagnie. Je suis bourgeois. Dites-moi où je peux changer, sans trop de dommage.
— Un beau bourgeois, ma foi, avec tes chausses trouées. Jongleur et voleur, voilà ce que tu es. Va chez le juif qui est à l’autre bout de la place, il ne te prendra pas plus de deux deniers pour le change, et cherche des fromages ailleurs, après !
— Les beaux yeux ! dit Riquet. Ils sont couleur de miel et de blés mûrs. Ça doit faire bon les regarder quand ils sont gais et doux !
— Ce n’est toujours pas toi qui les verras ainsi, baladin. Cours vite au changeur, va.
— Pas si bête, belle demoiselle, d’ici là vous aurez quitté la place.
— Ce n’est pas à cause de toi, gueux, que je dérangerai mon étalage. Va donc vite. »
La fille était tout ensoleillée et hâlée sous sa coiffe de toile grège, et son cou blanc tranchait sur sa robe grise. Ses yeux riaient d’en dessous ses sourcils froncés. Toute la place parut en fête à Riquet, et il n’avait plus en tête que les fromages et la monnaie à changer chez le juif.
« Mais il est fou, Riquet, dit Auberi en riant, il est resté une heure sur le marché, et il n’apporte qu’un tas de fromages. C’est une coutume de ton couvent, ça ? On n’y mange pas d’œufs ni de galettes, le mardi ? »
Les deux aveugles dévoraient le fromage en silence, Bertrand avait d’abord refusé, mais il avait faim. Ansiau écoutait les deux jeunes gens rire et bavarder ; cela lui rappelait la vie des camps, les petits valets avaient autrefois les mêmes rires sonores, le soleil chauffait de la même façon, le fromage avait le même goût, la même odeur de chèvre. Il oubliait qu’il était un mendiant sur le parvis d’une église en pays étranger. Devant Dieu ne sommes-nous pas tous des mendiants – tous jusqu’aux rois et au pape ? Les années passées à Linnières aux côtés de la dame étaient un rêve dont il fallait se réveiller.
Il avait perdu tant de compagnons sur les routes d’Orient qu’il ne pouvait plus penser au pays d’Othe comme à sa patrie. « Les moines, pensait-il, servent Dieu retirés au repos dans leurs couvents. L’obéissance de l’homme d’armes est plus grande, puisque son métier est de tout perdre sans se plaindre et de n’avoir d’asile nulle part, et sans même faire son salut pour cela. Dieu m’a privé de mes yeux et je ne peux plus être soldat. Mais même tel que je suis j’irai où Dieu voudra. » Et il pensait qu’une fois arrivé en Palestine, il mettrait Auberi au service d’un chevalier du pays, pour en faire un bon sergent – et lui-même – Dieu sait, il tresserait peut-être des corbeilles d’osier sur les marches de l’église Sainte-Anne, à Acre. Mais avant, il fallait arriver jusqu’au Saint-Sépulcre et y faire dire une messe pour tous les compagnons morts en Terre sainte.
Et ils étaient tant qu’il passait son temps à se répéter tous les noms, chaque fois il se souvenait de nouveaux noms qu’il avait oubliés. Il s’agissait de bien retenir toute la liste pour la dire sans hésiter le moment venu. Garin, et encore Garin, Geoffroy, Thierri, Ansiau, Garnier, André, Simon, Jacques, Garin, Ansiau, Bernard… Jacques, Haguenier, Pierre, Aïoul – ah, oui, Aïoul, mort d’insolation le jour de l’arrivée – Thierri de Puiseaux, Eudes de Vanlay, encore Jacques, encore Pierre, Adam, Guy… La dysenterie, les fièvres et le scorbut, voilà les grands malheurs de la vie de camp, bien
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