22 novembre 1963
passaient frôlant presque les fromages de leurs longues jupes.
Riquet et Auberi, installés près du parvis, regardaient le comte de Blois et toute son escorte de chevaliers traverser la place et monter les marches de l’église, au milieu de la foule qui s’écartait à leur passage. Bertrand, la tête dans ses mains, pensait encore : « Maudits, maudits, maudits », – il pensait que les églises n’étaient pas si pleines de monde il y avait encore trois ans, et que bien de ceux qui y entraient à présent le faisaient la mort sans l’âme – et son fils ? pouvait-il être là aussi ? Non, sûrement pas lui. Ses frères, peut-être… Et il avait peur d’être reconnu.
Riquet passa une bonne heure à demander aux passants où il pourrait trouver les seigneurs de Castans, personne ne les connaissait. Mais Bertrand se souvint qu’il avait un ami à Castres, un certain Roger de Gaillac et un enfant finit par les mener jusqu’à un assez riche hôtel bourgeois où, disait-il, le seigneur de Gaillac s’était arrêté. Dans la cour de l’hôtel, les quatre pèlerins s’assirent par terre, près du mur, à l’ombre, trop contents de n’avoir pas été chassés par le portier. Le seigneur de Gaillac devait rentrer de la messe bientôt, avec son beau-frère, qui était le maître de la maison.
Les seigneurs revenaient de la messe, en leurs longues robes de drap fin, entourés de leurs valets ; et Riquet courut à eux pour demander lequel de ces seigneurs était messire Roger de Gaillac. L’un des hommes en longue robe vint à lui, très pâle, le visage dur. « Qu’y a-t-il ? Roger de Gaillac n’est pas ici. Que lui veut-on ? »
Riquet le regarda droit dans les yeux.
« Un ami à lui veut le voir.
— Quel ami, gueux ? Il faudra qu’il aille loin, car Roger de Gaillac n’est plus à Castres.
— Un ami qui a eu bien du malheur. Mon seigneur, venez le voir, il est ici dans la cour. »
L’homme tressaillit, regarda autour de lui, puis fit signe à l’autre seigneur et aux valets de s’éloigner. « Qui es-tu, toi ? demanda-t-il à Riquet en lui serrant le poignet. — Mon seigneur, venez, dit le jeune homme, vous allez voir vous-même. » Il l’entraîna vers les deux aveugles. Bertrand se leva et tendit les mains en avant.
L’homme le regarda longuement, puis se jeta dans ses bras. « Gaucelm ! »
Il se dégagea vite, se retourna et regarda encore une fois autour de lui. « Gaucelm, ces gens sont-ils sûrs ? » demanda-t-il. Bertrand tremblait très fort, il n’avait pas l’air d’avoir entendu. Il dit enfin : « Très sûrs, Roger. » Il riait nerveusement, par petits hoquets. « Roger, c’est bien vous ? Vous m’avez reconnu, je n’ai pas tellement changé, n’est-ce pas ? »
L’autre ne l’écoutait pas, il se tordait les mains comme un homme qui fait son deuil, « Ah ! Gaucelm de Castans ! Gaucelm de Castans ! Dans quel état je te retrouve ! Ah ! maudits les corbeaux qui viennent manger notre chair ! Ah ! Gaucelm, vos yeux, votre belle lumière ! Ah, malheur au pays ! ah, que tout cela retombe sur leur tête, Gaucelm ! » Il pleurait. Bertrand l’avait pris par les épaules et hoquetait par petits sanglots secs.
« Et votre femme, Gaucelm ? demanda Roger tout d’un coup.
— À l’abri de tout mal, dit l’aveugle. Dieu merci.
— Vos filles aussi ? — Oui, Roger. — Dieu merci, Gaucelm. Et vous, que comptez-vous faire ?
— Je veux retrouver mes frères. Je les croyais à Castres.
— Ils sont partis voici un mois, pour Pamiers. »
Bertrand était devenu tout pâle. Il demanda à voix basse :
« Et… savez-vous s’ils ont emmené…
— Alfonse était avec eux, dit Roger. C’est tout ce que je sais.
— Roger, dit Bertrand, écoutez, je vais rester chez vous quelques jours pour me reposer, et après vous me donnerez un cheval et un valet pour me mener jusqu’à Pamiers. Il faut que je retrouve Alfonse. Vous avez des fils vous-même. Il me faut juste quelques jours de repos car j’ai des plaies aux pieds. Après, avec un cheval et un guide je m’en tirerai. »
Le visage de Roger se durcit un peu. « Gaucelm, je ne suis pas chez moi, je suis chez mon beau-frère. Il faudra que je lui demande s’il peut vous héberger. Sûrement il voudra bien. Attendez-moi, je reviens à l’instant.
— Et s’il ne veut pas, Roger ? » cria Bertrand ; mais l’autre était déjà parti.
Il revint une
Weitere Kostenlose Bücher