22 novembre 1963
frayeur terrible. Mais il avait peur de s’évanouir à nouveau et d’être enterré pour de bon.
Une seconde, il eut comme une tentation bizarre, se laisser aller, puisque aussi bien il comptait déjà parmi les morts, peut-être une maladie le guettait-elle, ou de grands chagrins ; jamais, il le sentait, jamais il ne posséderait Marie. Le Christ en gloire se penchait à présent sur lui avec une expression de pitié douloureuse. À la lueur des cierges, la dorure et les rouges profonds des vêtements du Christ brillaient plus fort qu’en plein jour, et les figures des anges, aux ombres noires, aux petites bouches sévères, semblaient vivre et se détacher du plafond. Haguenier eut tout d’un coup la sensation de monter, de monter, et il leva la tête pour tendre son visage vers les bras du Sauveur. Il retomba en arrière avec un râle et, à ce moment-là, le chantre poussa un cri aigu et se précipita vers les chevaliers qui veillaient les morts, pour appeler au secours.
À présent, Haguenier se reposait dans la maison d’un seigneur de la ville. Ses compagnons avaient quitté le pays, leurs quarante jours de service étant terminés.
Le chevalier qu’Haguenier avait eu la chance de blesser était considéré comme son prisonnier ; mais le jeune homme avait déclaré que, pour l’amour de sa dame, il ne lui demanderait aucune rançon, seulement la promesse de ne plus porter les armes jusqu’à la fin de la guerre. Par reconnaissance, ce chevalier fit donc installer Haguenier chez sa sœur, qui habitait Castres.
Haguenier souffrait beaucoup, ses mains et ses pieds devenaient bleus et glacés, malgré la chaleur, et ses jambes enflaient. Il avait les paumes et les plantes des pieds toutes brûlées par le fer rouge du médecin qui venait le soigner. On le soignait aussi par l’opium et la belladone. Après dix jours de repos, la circulation devint normale, mais le jeune homme était si épuisé qu’il ne pouvait plus parler. Il était mortellement triste, et se disait que son père avait bien raison de le mépriser. Et quelle dame voudrait prendre pour ami un être aussi fragile ? L’estime où le tenaient à présent ses camarades et ses hôtes ne le consolait guère.
Lentement, il reprenait des forces, et passait ses journées à moitié allongé sur un banc couvert de coussins, dans la chambre de son hôtesse, à bavarder avec la jeune fille de la maison.
Cette chambre était fraîche et gaie, couverte de tentures rayées, et la fenêtre était fermée par un joli vitrail de verres ronds enchâssés dans du plomb. La jeune fille, assise par terre sur des coussins, pinçait sa harpe à longueur de journée. Haguenier parlait bien la langue d’oc, et savait des chansons de Macabru, et de Bernard de Ventadour, et de Jaufré Rudel. Il s’essayait à les chanter pour accompagner la jeune fille. Elle s’appelait Agnès, et avait la tête couverte de fines nattes noires qui descendaient former un treillis sur ses oreilles et sur sa nuque. Elle aimait discuter d’amour, et donnait tout le temps à résoudre à son hôte d’embarrassantes questions de galanterie : un amant, pressé d’avouer son secret d’amour par le mari de sa dame, a-t-il le droit de nommer une autre femme pour détourner les soupçons ? Quand on possède le cœur et la chaste amitié d’une dame, faut-il être jaloux du mari ? Faut-il garder foi à une dame qui est entrée en religion ? Faut-il accepter des cadeaux d’une dame qui fait semblant de vous aimer pour détourner les soupçons du vrai amant ? Haguenier trouvait ces discussions quelque peu fastidieuses, mais répondait toujours de bonne grâce. Jamais il n’eût laissé voir à une femme qu’il s’ennuyait en sa compagnie. De plus, Agnès était jolie à regarder, et d’humeur gaie.
L’hôtesse elle-même, dame Marguerite de Figeac, avait une très haute idée de la valeur militaire d’Haguenier. Il avait cru devoir la détromper : « Je ne veux pas, avait-il dit, que des gens de mon pays que vous pourriez rencontrer croient que je me suis vanté à tort. Je n’ai aucune réputation dans mon pays, où je n’ai fait qu’un seul tournoi, et du reste fort mal. Ce n’est pas pour faire offense à votre frère que je le dis, mais si j’ai frappé un bon coup, c’est plutôt par hasard. » La dame Marguerite dit que la modestie était une qualité louable chez un jeune homme, et persista dans son opinion.
CHANSONS ET RÊVERIES
Quand le baron de
Weitere Kostenlose Bücher