22 novembre 1963
des rêves où il la voyait allongée à ses côtés, douce et aimante, les yeux brillants de tendresse, et il se disait : « C’est donc ainsi qu’elle est. Et moi qui ne la connaissais pas, Elle est ainsi, mais elle veut m’éprouver. » Et il tâchait de se persuader que c’était vrai. Était-ce donc déshonorant pour elle de l’aimer, lui ? Il ne valait peut-être pas grand-chose, mais lui aussi avait une âme créée par Dieu, et il savait que si elle l’aimait, elle lui paraîtrait encore meilleure, et plus noble et plus pure. Ne lui avait-elle pas accordé des baisers ? N’était-elle pas venue vers lui la nuit dans le jardin ?
Parfois il croyait la tenir tout entière entre ses mains, petite et frêle, comme une châsse ouvragée contenant une relique. Et quelle châsse plus belle que son corps, pour contenir la chose merveilleuse que devait être son âme ? Et il pensait aussi qu’elle était encore si jeune et si pure, et élevée avec tant de délicatesse, et si loin des choses laides et dures de la vie. Si elle voulait de lui, il ne lui demanderait de lui appartenir qu’une fois, une seule – mais non, après tout ; pourquoi ? pas une seule fois, mais toujours, et il lui serait fidèle toute sa vie.
Et ce fut ainsi qu’Haguenier se releva de sa maladie littéralement malade d’amour, et il vit bien que tout ce qu’en disaient les chansons et les poètes n’était pas de vaines paroles.
Il se croyait pourtant peu raisonnable, et n’osait plus se laisser aller à ses rêveries. Mais tout ce qu’il avait lu et appris autrefois lui revenait avec une force toute nouvelle, et il se sentait pris d’une tendresse fraternelle pour Tristan, et pour Yvain, et pour Lancelot du Lac, s’imaginant toujours que leurs amantes ne pouvaient ressembler qu’à Marie, et tous les poèmes d’amour chantaient dans son cœur et chaque mot y prenait un sens magique, et il pensait : « C’est donc cela qu’ils voulaient dire » et s’étonnait que ces gens aient si bien compris son amour à lui. Son cœur était si ouvert à présent que chaque parole, chaque note de musique y pénétraient tout droit et le transperçaient. Il avait envie de parler aux gens, aux bêtes, aux murs de sa chambre, et toujours de son amour pour Marie.
Mais quand il fut assez fort pour se mettre en route, et qu’il comprit, que deux semaines de voyage seulement le séparaient de Marie, il eut un moment de tristesse et d’hésitation. Et ce ne fut pas sans mélancolie qu’il fit ses adieux à la dame Marguerite de Figeac et à la jolie Agnès. Son cœur lui disait que c’en était fini pour lui du repos et qu’il ne retrouverait plus ces rêves enivrants qui l’avaient rendu fou. Et après la courtoise indifférence de ces deux femmes charmantes, bien durs allaient lui paraître l’accueil de son père, et les soucis d’argent, et le regard tourmenté d’Ernaut, et les inexplicables caprices de Marie.
Ô cœur blessé de si mortel souci
Que de son mal rien ne le peut guérir.
Amour m’a mis si fort à sa merci
Qu’à tout moment elle me fait mourir.
Elle me tue par son seul souvenir —
Comment pourrai-je sa vue soutenir ?
Méduse elle est, la Mort est dans ses yeux.
Mais de Vénus elle a pris le visage
Et de Diane le chaste courage
Pour m’assassiner mieux.
Jamais Nature n’a parfait encor
Si doux ouvrage, si fin ni si pur,
Jamais le cœur ne devrait être dur
Lorsque si doux et charmant est le corps.
Pourquoi faut-il que je l’aime si fort
Quand son regard me fait goûter la mort ?
Ses yeux sont coupes de mortel poison.
Ah ! Si jamais je pouvais, sur sa couche
Pencher ma bouche pour boire à sa bouche
Pour guérir ma raison.
LES OBSTACLES
Tout poussiéreux encore, tout fourbu du voyage, les vêtements trempés de pluie, Haguenier se présenta devant la porte du château de Mongenost et demanda à être reçu par la dame. Car son impatience était telle que sa raison était bel et bien partie ; « et du reste, pensait-il, quand j’aurais mis des habits neufs, je n’en serais pas plus beau, et ce n’est pas pour cela qu’elle m’aimera plus ». Le mari était à la chasse, et la dame, dans sa petite salle bien chauffée, lisait près du feu. Ses demoiselles brodaient une étole. Haguenier, admis à présenter ses hommages à la dame, entra, en baissant la tête pour ne pas se cogner le front contre la porte. Marie se redressa, écarta le lutrin où était posé son
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