4 000 ans de mystifications historiques
auxquels elle exposait François-Ferdinand ; elle les exploitait même. Avantage supplémentaire du piège tendu par l’Autriche aux nationalistes bosniaques, la mort de l’archiduc débarrassait la cour de l’intruse.
Dans les fracas effroyables de la guerre qui s’ensuivit, les historiens ne s’intéressèrent plus au piège autrichien qui la déclencha ; les grands ouvrages sur le conflit ne l’évoquent même pas. On enseigne depuis près d’un siècle que la guerre éclata parce qu’un nationaliste fou avait provoqué l’Autriche. Et certains auteurs évoquent même la mystérieuse « malédiction des Habsbourg » : après le suicide de Rodolphe et l’assassinat de Sissi, le meurtre de François-Ferdinand !
La chute de la dynastie impériale fut peut-être la vengeance de l’histoire. Son poids est faible en regard des cinq millions de morts et des douze millions de blessés qui s’ensuivirent.
1914
L’Ange de Mons,
héroïque fiction des tranchées
Lorsque le corps expéditionnaire britannique fut contraint d’évacuer la ville de Mons, en Belgique, en août 1914, sous les canonnades intenses des armées allemandes, le moral allié subit un coup sévère. Les états-majors déployèrent de grands efforts pour convaincre l’opinion et les armées que la guerre ne pouvait être perdue à son premier mois, et les correspondants de presse du front se joignirent à eux dans cette tentative.
Le 29 septembre suivant, Arthur Machen, le correspondant de guerre de l’ Evening News , aujourd’hui disparu, écrivit que, lors de la retraite de Mons, les soldats anglais avaient été inspirés par l’apparition de grandes figures dans le ciel, et il laissa entendre que cela aurait pu être les émanations de saint Georges guidant les archers de Henri V à la bataille d’Azincourt, pour sauver la cause anglaise.
On aura compris que Machen ne connaissait pas vraiment l’histoire et qu’il était imprégné des notions modernes des nations d’Angleterre et de France. En effet, Henri V, un Plantagenêt donc un Angevin, avait remporté sa victoire, le 25 octobre 1415, contre les Armagnac. Mais enfin, c’étaient les idées dominantes. Elles correspondaient à la disposition mentale de Machen, membre d’une société secrète, l’Ordre hermétique de l’Aube d’or, qui survécut jusqu’à la guerre suivante. Il pensait que l’« antique magie britannique », une sorte de paganisme archaïque, supplanterait bientôt le christianisme.
Les soldats eurent vent de cette fable et la reprirent à leur compte, en évacuant les ornements païens : pour eux, ç’avaient été des légions d’anges qui étaient apparues dans le ciel. À force d’être répétée, cette fable prit de la consistance dans les esprits, pendant les années 1915 et 1916. Chacun y alla de sa version. L’une des plus spectaculaires fut à coup sûr celle du sergent Daniel Ruffell, des Grenadiers de la Garde : durant la retraite de Mons, des chevaux qui tiraient un chariot de munitions s’arrêtèrent soudain, effrayés par un ange apparu au-dessus d’eux. Cette créature céleste semblait étendue sur une pierre, les bras croisés et les pieds pointés vers les Allemands.
Les hallucinations individuelles rivalisaient avec les collectives et, comme elles étaient contagieuses, des Français en eurent aussi : eux virent Jeanne d’Arc dans le ciel. Les Allemands, en 1914, n’en souffrirent cependant pas et même s’en servirent : selon un rapport militaire, ils dissuadèrent les Français de tirer sur une ferme qui constituait un point stratégique en projetant dessus une image de la Vierge Marie.
Les épreuves de la bataille de la Somme, en septembre et octobre 1916, qui avait été conçue pour démontrer la supériorité du matériel, mais dont le prix en vies humaines fut énorme, interrompirent les visions surnaturelles.
Le plus étonné de ce développement psychologique fut celui qui l’avait provoqué, Machen lui-même. En 1997, une compatriote qui l’avait connu, Margaret Birkinshew, mère de la romancière Fay Weldon, en témoigna à la télévision britannique. Il déclarait, dans les années 1930, qu’il avait simplement voulu relever le moral des troupes. Il avait alors remisé son intérêt pour l’occulte.
L’affaire de l’Ange de Mons démontra aux psychologues et aux spécialistes de la propagande que les fables engendrées par les mystifications collectives possèdent une vie
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