A bicyclette... Et si vous épousiez un ministre ?
Avant-propos
La vie réserve parfois de drôles de surprises.
Un beau matin du mois d'avril 1993, je me suis réveillée amputée... d'un prénom. Le mien. Certes, en me mariant, j'avais gagné un nouveau patronyme, et non des moindres puisqu'il s'agissait de celui du ministre des Affaires étrangères. Reste que, en interrompant mon activité professionnelle (puisque je décidai de prendre une année sabbatique), j'avais perdu le reste de mon identité pour me fondre dans celle de mon « illustre époux ».
Au début cela s'est fait à mon insu. Comme un canard à qui l'on vient de couper le cou et qui continue de courir, j'avançais entre les murs du Quai d'Orsay avec, en poche et dans l'esprit, mes cartes de visite estampillées Isabelle Juppé. Puis, au fil du temps, de cartons d'invitation en présentations officielles, de rencontres impromptues en réceptions organisées,
de messages en coups de téléphone, je m'aperçus rapidement que la seule appellation contrôlée dans l'exercice de mes nouvelles « non-fonctions » était celle de « Madame Alain Juppé ». Je vérifiais ainsi qu'il existe bel et bien une règle non écrite selon laquelle une femme mariée qui travaille a droit à son prénom (elle peut donc se présenter comme Joséphine Dupont), alors qu'une épouse sans activité professionnelle n'a droit qu'à celui de son mari, gratifié d'un glorieux « Madame ».
En plus d'un passeport diplomatique, cette appellation valait donc droit d'entrée dans un nouveau monde. Un monde à la fois beaucoup plus discret et beaucoup moins « branché » que celui des journalistes dont je m'éclipsais pour un an, mais tout aussi enrichissant pour peu que l'on fît preuve d'un minimum de curiosité : celui des « épouses », et plus précisément des épouses d'hommes célèbres qui évoluent dans l'ombre de ces derniers. « Ombre » non pas au sens d'éminence grise ni d'égérie, encore moins de Mata Hari. Mais « ombre » au sens du dictionnaire Larousse, à savoir : « zone sombre due à l'absence de lumière ou à l'interception de la lumière par un corps opaque ».
Une fois le premier moment d'abattement
passé, une fois pansées les premières égratignures faites à mon ego, je décidai tout simplement de faire fonctionner mes cinq sens. Regarder, écouter, goûter, toucher, sentir... Le Quai d'Orsay, le milieu de la diplomatie et les Affaires étrangères étant — plus que nulle part ailleurs, pensais-je — une source inépuisable de découvertes.
En me glissant avec enthousiasme dans la peau du nouveau personnage que l'on m'offrait sans que je l'eusse demandé, je partais ainsi, en catimini et pour mon seul compte, en grand reportage. N'est-ce pas le rêve secret de tout journaliste politique que de vivre si près du pouvoir, d'en avoir les avantages sans les inconvénients, de n'y exercer aucune responsabilité, mais en ayant toute latitude pour l'observer au microscope comme un entomologiste étudie une colonie de fourmis épanouie dans une coulée de confiture ? De réaliser en quelque sorte le fantasme de la petite souris ?
En parallèle, je décidai de m'étudier moi-même, là encore comme l'on tente une expérimentation sur un animal à qui l'on inocule un virus pour observer ses réactions. J'analysais les multiples symptômes d'une maladie contractée par le hasard de la vie politique : Les répercussions qu'auraient sur moi les
petites modifications de la vie quotidienne; le regard des autres qui pourrait lui aussi changer; la relative griserie qui ne manque généralement pas de s'emparer de tout corps plongé dans le « liquide » du pouvoir, et les désillusions qui font forcément partie d'un tel voyage. Bref, voici pêle-mêle les leçons apprises au fil des jours de l'épouse ordinaire d'un homme un peu moins ordinaire...
Chapitre premier
Aux marches du Palais...
C'était un vendredi de printemps, en fin d'après-midi. Je m'en souviens comme si c'était hier. Du journal je suis partie discrètement, sans faire ni bruit ni pot de départ. Sans vider totalement mes tiroirs ni dire à tout le monde au revoir. Avec la ferme intention de revenir un jour, une fois la parenthèse des Affaires étrangères refermée.
Entre la rue Bayard et le quai d'Orsay, il y a quoi? La Seine à peine. Et quelques tours de roues de bicyclette. J'avais rendez-vous à cinq heures et demie, je crois, avec l'intendant et le chef du protocole du Palais des Affaires étrangères. Le premier
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