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À La Grâce De Marseille

À La Grâce De Marseille

Titel: À La Grâce De Marseille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: James Welch
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n’avait plus pensé à elle depuis tant de lunes qu’il ne parvenait même plus à en tenir le compte. Il ferma les yeux et revit la jeune femme en déshabillé bleu, la courbe de ses seins, ses cuisses blanches, le bandeau de velours qui lui ceignait le front. Son désir se fit plus impérieux encore.
    Dans les semaines qui suivirent, Charging Elk se fit un devoir d’éviter la rue Sainte. Après le travail, il restait la plupart du temps dans sa chambre, sauf pour descendre s’acheter de quoi manger et se rendre aux bains publics au coin de la rue. Il continuait à prendre ses repas du dimanche chez les Soulas et il trouvait toujours autant de plaisir à converser avec Mathias et Chloé, mais les deux enfants grandissaient et avaient de plus en plus de centres d’intérêts dont il était exclu. Tout en sachant que c’était ridicule, il souffrait d’entendre Chloé parler de ses sorties avec ses amies ou Mathias de son voyage en train avec sa classe pour aller voir les taureaux sauvages de Camargue. Il écoutait poliment, comprenait à peu près tout ce qu’ils disaient, mais leur regard, cependant qu’ils lui contaient leurs nouvelles aventures, venait confirmer qu’ils le considéraient un peu comme un étranger.
    Après déjeuner, René et lui partaient se promener sur le cours Belsunce et s’arrêtaient en chemin boire une anisette au café favori du petit marchand de poisson. Là, René échangeait invectives et plaisanteries avec ses amis, tandis que Charging Elk fumait une cigarette dans son coin, guettant l’occasion de s’éclipser.
    Étrange retour des choses, c’est avec Madeleine qu’il se sentait le plus à l’aise durant ses visites dominicales. Quand il la regardait le servir à table, lui repriser ses chaussettes ou bien lui préparer un petit paquet de bonbons, il se rendait compte qu’ils étaient enfin devenus amis. Un jour, il lui apporta une petite boîte entourée d’un ruban de satin. Lorsqu’elle l’ouvrit et sortit le châle brodé plié à l’intérieur, il vit ses yeux briller de plaisir. Et lorsqu’elle se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser sur les deux joues, il se dit, empli d’un sentiment de bonheur, qu’il ne connaissait pas meilleure femme à Marseille. Cette pensée le surprit lui-même.
    Dans l’ensemble, pourtant, ce ne fut pas une période très rose dans la vie de Charging Elk. Son travail ne le satisfaisait pas – pelleter du charbon à longueur de journée était devenu plus qu’une corvée. Il détestait rentrer chez lui couvert de poussière de charbon, empestant l’huile et la lessive. Depuis que Louis Granat, le garçon des Alpes du Sud, avait été muté à un autre poste, il ne s’était pas fait d’ami à la fabrique. Bien que René ne cessât de lui répéter qu’il avait de la chance de travailler pour quelqu’un comme monsieur Miroux, il souhaitait de toutes ses forces trouver autre chose. Mais comment s’y prendre ?
    D’autre part, il était découragé en voyant le peu d’argent qu’il parvenait à mettre de côté. Il n’avait que cent quarante francs cachés au fond de son sac marin, et il savait, grâce à Mathias, qu’il lui faudrait encore au moins deux ans, si ce n’est trois, pour économiser la somme nécessaire à payer son voyage de retour jusque chez lui. Il commençait à douter sérieusement qu’il reverrait un jour son pays et son peuple.
    Et surtout, il en avait assez de vivre seul dans une pièce, de manger des poulets filandreux en provenance de la rôtisserie ou du mauvais pâté de campagne et du fromage de chèvre sur des tranches de pain. Une fois par semaine, il descendait au petit restaurant nord-africain en bas de chez lui et commandait invariablement le couscous accompagné de pain arabe, mais de cela aussi il se lassait. Et puis, il détestait les soirées glaciales où, assis dans sa chambre, il attendait, fumant cigarette sur cigarette, l’heure d’éteindre la lampe à huile et de se glisser entre les draps froids. La seule satisfaction lui venait des instants où, avant de s’endormir, il laissait ses pensées vagabonder. Alors, il revoyait le soleil clair du matin dissiper la brume qui masquait le sommet des collines déchiquetées des Mauvaises Terres, ou bien un aigle royal qui décrivait des cercles au-dessus des plaines et dont le cri aigu était si obsédant qu’il se redressait en sursaut dans son lit – pour ne percevoir que les miaulements des chats qui se

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