À La Grâce De Marseille
tiré un rideau opaque. À côté, une large fenêtre laissait filtrer de la lumière au travers d’un voilage vaporeux. Il colla son nez à la vitre pour distinguer l’intérieur, une pièce chaude et accueillante meublée de divans et de fauteuils. Deux lustres électriques éclairaient les murs orange et les sièges tendus de rouge. Un petit bar en bois occupait un pan de mur, au-dessus duquel une grande glace reflétait les lumières scintillantes des lustres. Alignées sur une étagère devant la glace, on voyait de jolies carafes remplies de liquides dorés et ambrés.
Charging Elk crut d’abord qu’il s’agissait du salon d’un petit hôtel, mais il n’y avait ni inscription sur la vitre, ni panneau au-dessus de la porte. Serait-ce alors une maison comme celle des Soulas ? Peut-être la demeure d’un homme riche, mais dans ce cas pourquoi resterait-elle ainsi ouverte ? Et pourquoi n’y avait-il personne dans la pièce ? Il conclut que, en dépit de son curieux emplacement, c’était probablement un magasin de meubles de luxe dont le propriétaire avait dû oublier d’éteindre les lumières et de baisser le rideau avant de partir.
S’apprêtant à retourner vers le Vieux-Port, il lança un dernier regard par-dessus son épaule. Il aperçut alors un quatrième rectangle de lumière au coin de la rue, juste après le magasin de meubles. Sans doute un autre bar minable. Toutefois, sa curiosité aiguisée, il décida d’aller voir. Par la fenêtre à petits carreaux près de la porte, il constata que c’était en effet un bar, faiblement éclairé et enfumé, mais qui n’avait rien de minable. Le comptoir était en bois foncé soigneusement ciré et les lustres, faits de verres multicolores. Quant aux hommes qui se trouvaient là, ils étaient vêtus de longs manteaux noirs et coiffés de hauts-de-forme ou de melons. Charging Elk les observa un moment, puis, jetant un coup d’œil circulaire, il distingua une rangée de petites tables autour desquelles d’autres clients étaient installés qui, penchés les uns vers les autres, parlaient, riaient et fumaient.
L’un d’eux regarda dans sa direction, mais l’Indien savait qu’il ne pouvait pas le voir. Lorsque l’homme se tourna pour reprendre sa conversation, Charging Elk, surprenant l’éclat d’une paire de lunettes, retint son souffle. Il approcha son visage de la fenêtre au point que son haleine laissa un petit rond sur le carreau glacé. L’homme alluma un mince cigare avec un briquet à pierre. Oui, c’était bien lui ! Le pâle restaurateur qui achetait du poisson sur le quai des Belges. Le heyoka, le clown sacré, qui, s’était-il un jour imaginé, pourrait lui venir en aide. Il fit un pas en arrière. Mais pourquoi lui ? Wakan Tanka aurait-il conduit son enfant dans cette rue sombre afin qu’il retrouve le heyoka ? Charging Elk avait depuis longtemps abandonné l’idée que cet homme à lunettes, ou même Poitrine Jaune, fussent réellement heyokas. Il pensait que c’étaient simplement des hommes qui n’avaient fait que passer dans sa vie avant de disparaître. Ils n’étaient ni plus ni moins wakan que l’Enfant Jésus mort qu’il avait découvert dans la ruelle.
Debout devant la fenêtre, il commençait cependant à croire qu’il s’était trompé. Ils ne semblaient rien avoir de sacré, mais il en était ainsi avec les heyokas. Ils se comportaient parfois de manière irrationnelle, mais au fond d’eux-mêmes, ils possédaient un grand pouvoir. Il fallait les respecter et les craindre.
Charging Elk se sentait de plus en plus dérouté. Une rafale de vent rabattit le bord de son chapeau contre son visage. Devait-il entrer et se présenter devant cet heyoka ? L’homme se souviendrait-il de lui ? Le matin où Charging Elk l’avait aidé à porter son poisson jusqu’à la carriole avant d’accepter un cigare en remerciement, René l’avait fait attendre auprès de François pendant qu’il allait acheter son poisson à la criée. De plus, René avait traité le heyoka d’un tas de noms tout en affichant une mine dégoûtée.
Pendant qu’il s’interrogeait sur la conduite à tenir, Charging Elk entendit un bruit de pas. Il pivota et vit deux hommes qui remontaient la rue. Il reprit alors sa marche, tourna le coin et attendit un instant derrière l’immeuble abritant le bar. D’un côté, on apercevait la colline rocailleuse plantée de pins rabougris au sommet de laquelle Notre-Dame-de-la-Garde
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