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À La Grâce De Marseille

À La Grâce De Marseille

Titel: À La Grâce De Marseille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: James Welch
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battaient ou bien un bruit de pas qui s’éloignaient sur les pavés. Sur le moment, ces souvenirs qui le ramenaient au pays lui réchauffaient le cœur, mais ensuite, ils ne lui faisaient que davantage sentir le poids de sa solitude.
    Par un froid samedi soir de début décembre, pendant la lune-des-arbres-qui-éclatent, Charging Elk, fatigué de l’existence morne et confinée qu’il menait, décida qu’une promenade du côté du Vieux-Port lui ferait le plus grand bien. Il sortait de l’établissement de bains, mais il paracheva sa toilette en prenant son couteau de poche pour nettoyer ses ongles qui étaient toujours un peu noirs à cause du charbon. Il enfila une chemise propre et noua lâchement sa lavallière. Après quoi, il s’appliqua sur les joues et dans le cou un peu du parfum qu’il avait acheté du temps où il jouait les dandys, et il tira d’abord cinq francs, puis, à la réflexion, cinq autres du portefeuille rangé au fond du sac. Il mit ses plus belles chaussures, puis son long manteau et son chapeau. Il s’étudia un instant dans la glace au-dessus du lavabo, s’attardant avec satisfaction sur son visage à la peau brune et aux traits finement ciselés, un visage qui avait perdu de sa rondeur adolescente, ainsi que sur ses cheveux noirs et brillants qui retombaient en souples ondulations sur ses épaules.
    Il faisait nuit de bonne heure à présent, et les larges marches de l’escalier qui descendait du Panier luisaient sous les becs de gaz. Elles lui parurent glissantes cependant qu’il les dévalait deux par deux, de plus en plus excité à l’idée de passer un samedi soir dehors, au milieu de la foule, au milieu des odeurs de marrons grillés et de braseros ainsi que des rires et des bruits de voix qui montaient vers lui. Noël approchait et le Vieux-Port était illuminé par des guirlandes de lumières accrochées aux mâts des plus gros bateaux et aux sapins qui décoraient les devantures des magasins. Et puis, le froid étouffait la puanteur qui s’élevait en général des égouts.
    Charging Elk s’arrêta brusquement au pied de l’escalier, à une rue du quai du Port. Une sombre pensée venait de l’assaillir, de celles qui l’emplissaient d’une terreur familière. C’était au jour près l’époque de l’année où, quatre hivers auparavant, il était entré dans la maison des malades, où il avait failli perdre la vie et où ses camarades de la troupe étaient partis, l’abandonnant à son funeste sort. Il se rappelait les gémissements des hommes alités, les nuits glaciales dans les rues après son évasion, la gare du Prado déserte, la main du gendarme qui s’abattait sur son épaule… « Pardon, monsieur…» Et il se rappelait aussi le moment où, couché dans la chambre de pierre, il avait chanté son chant de mort.
    Depuis qu’il n’habitait plus chez les Soulas, il restait presque tout le temps seul avec ses pensées, ses souvenirs, les bons ainsi que les mauvais. Il ne connaissait pas le plaisir que pouvaient procurer, par exemple, des enfants qui, comme Mathias et Chloé, le bombarderaient de questions, une femme comme Madeleine qui se moquerait de ses ambitions comme elle se moquait de celles de René, et un homme comme René qui n’arrêterait pas de parler même quand on aurait eu besoin d’un peu de silence. Il ne marchandait pas avec le poissonnier ou l’épicier, n’échangeait pas de plaisanteries ou de railleries avec ses collègues de travail. Il écoutait mais ne parlait pas et ne pouvait pas parler comme les autres. Il ne possédait pas de véritable langue qui aurait pu lui permettre de communiquer avec ces wasichus. Aussi, il portait seul le fardeau de ses pensées et de ses souvenirs, parfois avec joie, parfois avec exécration.
    Voulant profiter de sa soirée, il s’efforça de refouler les images qui lui étaient venues à l’esprit, mais, alors qu’il entreprenait de se rouler une cigarette, il s’aperçut que ses mains tremblaient. Agacé, il jeta le papier et le tabac. Inutile de sortir ce soir. Partout où il irait, ses pensées l’accompagneraient. Au moment où il s’apprêtait à remonter l’escalier, il entendit une espèce de lamentation derrière lui, semblable à quelque miaulement d’un des chats du Panier. Au comble de l’exaspération, il se retourna pour l’écarter d’un coup de pied, mais il suspendit son geste à la vue d’une mince silhouette vêtue de haillons, toute tordue, comme si elle

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