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À La Grâce De Marseille

À La Grâce De Marseille

Titel: À La Grâce De Marseille Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: James Welch
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sur le comptoir. D’autres clients en manteaux longs, chapeaux melons ou hauts de forme, sirotaient du vin en observant les marins.
    Un peu plus tôt, longeant l’opéra, Charging Elk se sentait sûr de lui mais, quand il repensa à l’incident de la brasserie Le Cherbourg, aux marins hostiles et aux railleries des femmes, ses craintes renaquirent. René lui avait à plusieurs reprises conseillé de se tenir à l’écart des bars américains. En effet, on pouvait y faire de mauvaises rencontres, ou même y risquer sa vie. Marseille grouillait d’individus peu recommandables venus de tous les pays du monde, des hommes prêts à vous égorger si votre tête ne leur revenait pas. En disant cela, René avait fait le geste de se trancher la gorge, et Charging Elk avait tout de suite compris. Aussi avait-il soigneusement évité ces lieux mal famés. Du moins jusqu’à présent.
    Les hommes étaient si occupés à se soûler ou titubaient déjà tellement sur la chaussée que le jeune Indien avait de nouveau le sentiment de devenir invisible, de sorte qu’il recouvra son assurance. Il regrettait cependant de ne pas avoir pris sa canne au lourd pommeau en bec de canard.
    Il s’avança avec aplomb au milieu de la rue, passant rapidement devant les deux bars à marins, jusqu’à ce qu’il parvienne à la hauteur de la maison close. Il se fraya alors un chemin au milieu de la foule presque exclusivement masculine, monta sur le trottoir et jeta un coup d’œil à l’intérieur.
    La pièce était telle qu’il se la rappelait avec ses murs peints d’une teinte chaude, ses beaux lustres, sa grande glace derrière l’élégant bar en bois et ses divans rouges capitonnés. Et, telle qu’il n’avait cessé de se la représenter des semaines durant dans la solitude de son petit logis, il y avait la fille en déshabillé bleu. Assise sur l’un des divans, elle contemplait le verre de liquide ambré qu’elle tenait sur ses genoux. Son front était ceint du même bandeau de velours noir, et les boucles brunes qui s’en échappaient lui dissimulaient en partie le visage. Elle avait les jambes croisées, et on apercevait la chair blanche de ses cuisses au-dessus de ses bas noirs.
    Elle n’était pas seule. Ce soir, de nombreux hommes en manteaux longs et cravates se pressaient autour des filles. Certains étaient en habits noirs semblables à ceux que portaient les hommes riches quand ils escortaient leurs femmes à l’opéra ou qu’ils dînaient dans les grands restaurants du Carré Thiars à quelques pas du Vieux-Port. Il ne semblait y avoir aucun de ces marins et de ces mauvais garçons qui fréquentaient les autres établissements de la rue Sainte.
    Plusieurs jeunes femmes étaient assises avec les hommes, par groupes ou bien seules, l’air beaucoup plus animé que la première fois où Charging Elk les avait vues. L’une d’elles avait des cheveux courts d’un blond doré qui s’harmonisaient à sa robe couleur pêche. Elle était entourée de cinq ou six hommes qui, penchés vers elle, paraissaient boire son rire argentin. Elle tenait un porte-cigarette dans une main et une petite coupe dans l’autre. Charging Elk se disait qu’elle devait posséder un pouvoir quelconque pour fasciner ainsi ces hommes élégants. C’était peut-être ses cheveux. Il n’avait jamais vu à Marseille des cheveux aussi blonds.
    Un jeune homme avait pris place à côté de la fille en robe bleue. Il semblait lui parler à l’oreille, mais elle ne levait pas les yeux de son verre. Il posa la main sur son genou, remonta le long de sa cuisse, mais elle le repoussa et se tourna vers la fenêtre. Charging Elk, tout en sachant qu’elle ne pouvait pas le voir à travers le rideau, eut l’impression qu’elle le regardait. Il ne bougea pas. C’était peut-être l’animation de la rue qui le rendait audacieux, devenu invisible aux yeux de la fille et de la foule qui se bousculait autour de lui.
    Il franchit les deux pas qui le séparaient de la porte, la poussa et entra, s’immobilisant sur le seuil. La chaleur de la pièce le frappa en plein visage. Il se rendit alors compte que depuis qu’il s’était engagé dans la rue, il avait les muscles tétanisés, et pas seulement à cause du froid. Pourtant, il avait chassé de son esprit toute idée de mal. Il ne désirait qu’une chose : être près de la fille en bleu.
    « Puis-je vous aider, monsieur ? »
    Ce n’était pas le petit homme replet de l’autre soir.

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