À La Grâce De Marseille
se dressait comme un phare au-dessus de la ville, et de l’autre, la forêt de mâts squelettiques des bateaux ancrés dans le Vieux-Port. Cette vue le réconforta. Il s’avança vers la petite fenêtre latérale. Il se trouvait à moins de deux mètres du pâle heyoka et il distinguait l’éclat de ses lunettes au-dessus de sa bouche ouverte sur un grand rire, ainsi que le mince cigare – pareil à celui qu’il avait donné à Charging Elk ce matin-là – qu’il serrait entre ses doigts fins.
L’Indien se retira vivement, repassa le coin et se dirigea à grandes enjambées vers la sécurité du Vieux-Port. Il pressentait que cet endroit était sica, c’est-à-dire mauvais, et que l’homme qu’il prenait pour un heyoka était en réalité un siyoko, un esprit malfaisant. Il sentait le mal lui étreindre le cœur, aussi sûrement que s’il venait à lui dans un cauchemar, et il avait l’impression que les griffes du pâle siyoko se refermaient sur lui.
Il se courba sous l’assaut d’une nouvelle rafale de vent. Le bord de son chapeau claqua devant son visage. Il leva les yeux juste à temps pour éviter de se cogner aux deux hommes qu’il avait aperçus un instant auparavant et qui se tenaient sur le seuil du magasin de meubles. Au moment où il les contournait, la porte s’ouvrit. Un petit homme replet en costume noir et en chemise et cravate blanches immaculées apparut qui, un sourire aux lèvres, les accueillit par ces simples mots : « Bonsoir, messieurs. Bienvenue, mes amis. » Ils entrèrent aussitôt.
À la hauteur du premier bar, Charging Elk ralentit le pas, puis regarda derrière lui. La rue était maintenant déserte. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur du bar. Les deux hommes étaient toujours accoudés au comptoir, et la femme aux mèches folles mangeait quelque chose avec ses doigts.
Il demeurait indécis. Il avait envie d’un verre de mni sha, mais il hésitait entre le boire ici ou sur le Vieux-Port. Plus il réfléchissait, plus il se disait qu’il devrait regagner sa chambre du Panier. La soirée avait quelque chose d’étrange, comme si le perfide siyoko l’avait attiré dans cette rue pour lui faire du mal ou peut-être même lui voler sa nagi. Que pourrait-il lui arriver de pire ?
Alors même qu’il se livrait à ces pensées, il avait fait demi-tour et se dirigeait à pas mesurés vers le magasin de meubles tout en sachant qu’il ne s’agissait pas d’un magasin de meubles, mais d’un endroit ouvert à tous. Peut-être que le siyoko habitait cette maison et qu’il l’avait ainsi meublée avec luxe pour prendre dans ses filets les hommes comme Charging Elk.
Il s’arrêta devant la fenêtre au voilage vaporeux et jeta un regard autour de lui. On ne voyait que les rectangles de lumière jaune qui se découpaient à l’emplacement des portes. Les deux inconnus auxquels il avait failli se heurter un peu plus tôt, assis sur un divan, buvaient une liqueur ambrée dans des verres ballons. L’un fumait une cigarette et parlait au petit homme rondelet qui se tenait devant lui, les mains jointes sur son ventre. Il paraissait être le propriétaire des lieux. Il se tourna vers le fond de la pièce et frappa trois ou quatre fois dans ses mains. Charging Elk perçut l’écho des claquements et se recula légèrement, courbé en deux pour lutter contre le vent. Quand il redressa la tête, il vit un rideau s’écarter et cinq femmes pénétrer l’une après l’autre dans la pièce. Vêtues de longs déshabillés chatoyants, elles marchaient lentement, l’air un peu abattu, comme si on les menait à la maison de fer. Elles s’immobilisèrent, et le petit homme, d’un geste de la main, les fit pirouetter sur elles-mêmes. L’un des hommes assis sur le divan se leva pour aller les examiner. Quant à l’autre, il se cala au milieu des moelleux coussins rouges et, croisant les jambes, souffla un panache de fumée. Les jeunes femmes ne semblaient pas du tout l’intéresser.
Charging Elk, en revanche, était formidablement intéressé. Il venait de comprendre. À Paris, certains des wasichus qui travaillaient pour le Wild West Show fréquentaient des endroits pareils. Broncho Billy avait recommandé aux Indiens de rester à l’écart des femmes de mauvaise vie, mais la plupart d’entre elles, arpentant les trottoirs ou se tenant sur le pas des portes, cherchaient à attirer les Indiens quand ils passaient. En dépit des mises en garde de Broncho Billy,
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